Portrait

Zbigniew Seifert, un homme de lumière

Zbigniew Seifert (1946-1979) était une personnalité à part du jazz polonais.


Bien qu’il n’ait pas fêté ses trente-trois ans et que sa production musicale soit restée modeste, sa valeur artistique suscite toujours l’admiration et conserve un certain impact sur les jeunes artistes d’aujourd’hui, particulièrement les violonistes. Il donne son nom à une fondation et au concours annuel Seifert Competition.

Zbigniew Seifert © Raymond Clement

Joachim Ernst Berendt a déclaré : « Zbigniew Seifert était l’un de ces musiciens grâce auxquels on dit aujourd’hui tant de bien du jazz polonais dans le monde. » [1]
Né à Cracovie, il est resté associé à cette ville presque toute sa vie. C’est là qu’il termine ses études primaires et secondaires de musique et où il développe ses capacités avec le professeur Stanisław Tawroszewicz, éminent violoniste et tuteur. Il poursuit ses études à l’École supérieure de musique de Cracovie, toujours dans la classe de Tawroszewicz.

Sa passion pour le jazz prend naissance au lycée, où il commence à jouer du saxophone alto et décide de consacrer sa vie à cette musique. Le saxophone étant un choix logique pour lui, car d’entrée, il est fasciné par la musique de John Coltrane.

A cette époque, il crée son premier ensemble - le Zbigniew Seifert Quartet - composé de Jan Jarczyk (au piano), Jan Gonciarczyk (à la basse) et Janusz Stefański (à la batterie).
Dès leurs débuts, ils se montrent intrépides et très audacieux dans leurs visées artistiques et remportent ainsi des prix de Groupes au concours du festival Jazz on the Oder, en 1968 et 1969, tandis que Seifert lui-même remporte les prix individuels. Dès 1968, le quartet attire l’attention de Tomasz Stańko.

En 1969, ils remportent le 1er prix du festival Nagykőrős en Hongrie. Tous ces succès vont leur permettre de se produire au Jazz Jamboree.
À la fin des années 60, le Zbigniew Seifert Quartet et le Tomasz Stańko Quintet, récemment fondé, se produisent simultanément, mais la popularité du quintet rend impossible le travail des musiciens dans les deux groupes en même temps.

Pendant cinq ans de 1968 à 1973, le Tomasz Stańko Quintet, composé de Tomasz Stańko (trompette), Zbigniew Seifert (sax, violon), Janusz Muniak (sax ténor), Bronisław Suchanek (contrebasse) et Janusz Stefański (batterie), sera le fleuron du free jazz d’Europe centrale.
Ils enregistrent trois disques (Music for K, Jazzmessage from Poland et Purple Sun) et se produisent dans de prestigieux festivals européens : Jazz Jamboree, Berliner Jazz Tage, International New Jazz Meeting Altena, International Jazz Beat Festival Aarhus.

Au cours de son passage au sein du quintet, Seifert va vivre une sorte de métamorphose. Presqu’un an après avoir obtenu son diplôme de l’École supérieure de musique d’État (en 1970), il décide, à l’instigation de Stańko, d’utiliser le violon dans le quintet. Cela enrichit considérablement le son du groupe, tandis que Seifert ajoute une nuance supplémentaire à la palette de ses couleurs.
En Pologne, Seifert enregistre également pour le studio de jazz de la radio polonaise, dirigé par Jan Ptaszyn Wróblewski. Les sessions du quintet dans ce studio marqueront l’apogée de l’ensemble.

Après la dissolution du quintet en 1973, Seifert s’installe en Allemagne, où il commence à collaborer avec le groupe Free Sound de Hans Koller. C’est un changement esthétique après le free jazz d’avant-garde très exigeant de l’ensemble de Stańko. À partir de 1974, il enregistre pour le Norddeutscher Rundfunk, notamment son « Concerto pour violon d’improvisation, section rythmique et orchestre symphonique. »

En 1975, Seifert fonde le groupe international Various Spheres, aux effectifs changeants. Le groupe original comprenait Hans Hartman (basse), Michael Herr (piano), Janusz Stefański (batterie), puis la deuxième formule inclut Adelhardt Roidinger (basse) et Lala Kovacev (batterie).

Peu à peu, Zbyszek (le surnom de Zbigniew Seifert) s’affirme en maturité et invente et suit sa propre voie musicale.
S’’il est un homme qui l’a beaucoup aidé dans cette direction, c’est bien Joachim Ernst Berendt, une référence dans le monde du jazz, qui a remarqué dès le début le talent phénoménal de Seifert et l’a accompagné jusqu’à la fin, l’aidant dans ses projets artistiques et le soutenant spirituellement.
L’année 1976 est une étape décisive dans la vie de Zbyszek. Il enregistre son premier album personnel, Man of the Light, produit par Berendt.

A propos des musiciens qui l’accompagnent sur ce disque, il déclare :
"Je suis heureux d’avoir pu faire ce disque avec une telle section rythmique : Cecil McBee, Billy Hart, Joachim Kühn. C’était la meilleure chose qui pouvait m’arriver [2] ».

Mais en avril 1976, il apprend qu’il est atteint d’une tumeur et c’est à partir de ce moment que commence une course contre la montre.
Malgré cette situation extrêmement difficile, Zbyszek n’abandonne pas, car il croit fermement en ses chances de guérison, et lance d’autres projets artistiques même lorsque la maladie attaque sa main droite durant plusieurs mois.
Il écrit à Janusz Stefański : « Ça va mieux maintenant, Janusz, et je peux bouger ma main de 10 à 15 centimètres. Je vais devoir jouer du saxophone. Mais je vais jouer. [3] »

Seifert avait une grande endurance, une puissance mentale émanait de lui, même quand la maladie l’empêche de vivre normalement et le contraint souvent à annuler des concerts.
Le disque Solo Violin, dédié à sa femme Agnieszka, est trés important pour sa carrière.

Dans l’une de ses interviews, Seifert souligne qu’il tire toute son inspiration de la musique et des techniques de John Coltrane.
« Je me pose tout le temps des problèmes stupides, que je pourrais facilement jouer au saxophone, mais au violon, je dois trouver la position à utiliser pour les résoudre ».
Seifert devient une personnalité de plus en plus reconnue dans le monde du jazz, et les auditeurs ne restent pas indifférents à son jeu. Après la prestation de Seifert au festival de musique de Donaueschingen en octobre 1976, Albert Mangelsdorff déclare : "Zbigniew a un feeling merveilleux de la musique. De tout ce qu’il m’évoque, c’est son jeu qui me touche le plus. [4] ».

Lors d’un concert en France, Seifert fait une telle impression sur les membres du légendaire groupe Oregon qu’ils l’invitent à jouer avec eux - c’est ainsi que le disque Oregon/Violin est enregistré en 1977.
Toujours en 1977, grâce à Chris Hinze, avec qui il a collaboré, Seifert réalise son premier disque pour le label américain Capitol : Zbigniew Seifert, dans le style jazz-rock qui jouit d’une grande popularité à l’époque. Seifert cède à la pression des producteurs, qui transforment le disque en un produit purement commercial, très éloigné de son propre style.

Le deuxième album de Seifert, Passion, est pourtant la concrétisation de ses rêves musicaux. Sur ce disque, Zbyszek est accompagné par des géants du jazz tels que Jack DeJohnette (batterie), John Scofield (guitare), Eddie Gomez (basse), Richie Beirach (piano) et Naná Vasconcelos (perc). Passion sera malheureusement son dernier disque.

Dans la nuit du 14 au 15 février 1979, après deux opérations, il meurt d’une crise cardiaque à l’hôpital de Buffalo.

Zbigniew Seifert était un personnage extrêmement pittoresque et fascinant. Son style unique a laissé une marque indélébile dans la pratique du violon jazz et en plus d’être un musicien extraordinaire, c’était un homme charmant. Comme l’a dit Berendt : « Quiconque écrit sur Zbigniew Seifert doit aussi écrire sur Seifert l’homme - humain, serviable et modeste ; sur sa sensibilité, que nous, en Occident, percevons comme polonaise dans le meilleur sens du terme [5] ». Et aussi : « McCoy Tyner était pour Zbyszek un »Man of Light". C’est à lui qu’il a dédié le premier morceau de son album sur MPS. Mais pour nous, les amis de Zbyszek, il était lui aussi cet Homme de lumière. »

par Matthieu Jouan // Publié le 7 février 2021
P.-S. :

Merci à Aneta Norek-Skrycka et la Fundacja im. Zbigniewa Seiferta pour la traduction anglaise de ce texte polonais.

[1Podium Jazz n° 4/XXVI 1977

[2J. E. Berendt, commentaire sur la pochette du disque Man of the Light de Zbigniew Seifert

[3Joachim Ernest Berendt, »Żegnaj Zbyszku" [Goodbye, Zbyszek], (in : ) Jazz Forum No. 12 3/1979

[4Seifert - an interview with Janusz Stefański and Tomasz Stańko ; (in : ) Jazz, 1979 No. 5

[5Roman Kowal, »Polski jazz - Wczesna historia i trzy biografie zamknięte« [Polish Jazz - Early History and Three Closed Biographies], op. cit. p. 167