Entretien

Avishai Cohen

À l’issue de leur projet « L’Europe et la culture », le musicien israélien leur a accordé une interview aux élèves de Sciences Po.

Le 13 mai dernier, le projet « L’Europe et la culture », mené par des étudiants de Sciences Po Paris clôturait son cycle de tables rondes par un dernier événement consacré aux liens culturels et artistiques qu’entretient notre continent avec ses voisins, « Regards croisés sur la culture européenne – Quelles influences entre l’Europe et ses voisins ? ». En marge de cet événement auquel il n’a pu participer directement, le musicien israélien Avishai Cohen nous a accordé une interview où sont tour à tour évoqués avec intensité son parcours, sa conception de l’art, ses derniers projets. Un moment chargé d’émotion que nous vous invitons à découvrir…

Parcours personnel et artistique

  • Tout d’abord, d’où vient cette passion pour la musique qui vous anime ?

Cette passion remonte à mon enfance, durant laquelle j’ai tout simplement trouvé mon bonheur et une certaine forme de liberté dans la musique. On peut dire que la musique a nourri et stimulé mon imagination. Je crois qu’elle m’a donné la possibilité d’exprimer des choses que je n’arrivais pas à exprimer autrement. Ce besoin de m’extérioriser est devenu une évidence au fur et à mesure que je m’impliquais davantage dans la musique. Et ma passion a grandi jusqu’à devenir un langage en soi que j’allais finalement utiliser dans ma vie – comme c’est le cas aujourd’hui.

  • La musique a-t-elle joué un rôle significatif dans votre famille ?

Oui, la musique occupe une place absolument essentielle dans ma famille. Ma mère est artiste, elle a enseigné l’art et on l’entend souvent chanter pour son plaisir à la maison. Mais elle est également sensible à la musique classique et à d’autres styles encore, qu’elle écoute à la radio ou à travers les disques, ce qui a eu une très grande influence sur moi. Cependant, je suis le seul musicien professionnel de la famille.

  • Votre parcours vous a mené de votre pays natal, Israël, à New York. Ces lieux vous ont-ils beaucoup influencé ?

Il est difficile de dire quel endroit m’a marqué le plus. Je crois qu’en matière de musique, l’endroit d’où l’on vient importe peu. La « bonne » musique, on la trouve toujours, du moment que l’on s’ouvre à elle – je parle de la musique qui est sincère et produit en nous de réelles émotions, la musique qui provient d’un vrai lieu. En ce qui me concerne, ce fut Israël. Puis j’ai déménagé à New York et ce fut alors le jazz et toutes les influences de cette ville. Mais au fond, n’importe quel lieu peut produire en nous les mêmes effets, nous aider à trouver une sorte de vérité et nous mettre en contact avec des choses qui ont de la substance.

  • … Les rencontres jouent là aussi un rôle important.

Bien entendu, la vie que je mène est rythmée par des rencontres avec des gens intéressants, surtout en tournée, lorsqu’on a la possibilité de discuter ou jouer avec d’autres personnes – c’est là que l’on commence véritablement à évoluer. Mais chaque événement de la vie est source d’influence.

La musique latine joue un rôle majeur dans ma vie.

  • Dites-nous en un peu plus sur cette période charnière durant laquelle vous avez quitté Israël pour New York…

C’est en 1991, à l’âge de 21 ans, que j’ai déménagé là-bas pour mener une carrière de bassiste de jazz. J’ai toujours été ouvert à d’autres styles, je me suis donc plongé dans le monde de la musique latine, du funk et du reggae, j’ai assimilé un peu de tout ce qui se passait à New York à l’époque, le jazz en particulier : j’ai petit à petit commencé à m’affirmer en tant que bassiste, en entrant sur la scène jazz puis en jouant dans des lieux fréquentés par de grands jazzmen, en rencontrant des gens – tout cela m’a fait évoluer.

  • Les musiciens latinos n’ont-t-ils pas joué un rôle particulier pour le musicien que vous êtes ?

Oui, en effet, la salsa, le groove et le rythme afro caribéen m’ont énormément attiré. J’ai beaucoup suivi ce qui se passait sur la scène latino, j’ai même pris quelques cours avec un professeur. J’ai eu l’occasion de jouer avec quelques-uns de ces musiciens, ce qui m’a permis de m’imprégner de leur musique – on retrouve d’ailleurs ces influences dans mon jeu de basse et dans mes compositions. La musique latine joue donc un rôle majeur dans ma vie.

  • Vous êtes cependant revenu vivre en Israël récemment.

Exactement, cela fait maintenant cinq ans que j’y vis, après douze années de vie new-yorkaise ; c’est à partir d’Israël que je mène désormais mes projets et que je pars en tournée à travers le monde. J’aime être en Israël pour de nombreuses raisons, mais avant tout parce que je suis originaire de ce pays et que je me sens très attaché à ce lieu, à ma famille. Je pense avoir fait le bon choix.

Le monde actuel est tellement virtuel que les gens font moins l’effort de se déplacer pour aller écouter tel ou tel musicien dans un club de jazz

  • Comment se porte la scène musicale israélienne ?
Avishai Cohen © P. Audoux/Vues sur Scènes

Elle fourmille de talents. Depuis mon passage par New York au milieu des années 1990, nous sommes quelques-uns à avoir préparé le terrain pour de nombreux jeunes musiciens qui s’installent à New York aujourd’hui. On pourrait presque dire qu’il y a un « truc » propre aux musiciens israéliens dans cette ville ; cela me réjouit particulièrement de savoir que les choses ont évolué et que les artistes israéliens sont mieux acceptés depuis que je me suis fait un nom là-bas. Mais aussi, la scène jazz israélienne s’est considérablement agrandie et a su sensibiliser le public grâce à moi et de nombreux autres artistes. Il y a comme une vague de musiciens israéliens qui ambitionnent d’aller à New York… un peu trop parfois, dans la mesure où l’on considère New York comme un endroit où tout est possible – ce qui n’a jamais vraiment été le cas. Cette ville n’est pas un lieu mystérieux que l’on fréquente pour devenir musicien de jazz.
Pour en venir au jazz lui-même, il est vrai que le public est de plus en plus sensible à cette musique et avec les outils d’aujourd’hui (Youtube, MySpace, etc.), faciles d’accès, on n’a même plus besoin de se déplacer pour être en contact avec la scène musicale et observer ce qui s’y passe. Pour les jeunes, c’est un grand avantage de pouvoir rester en contact avec le monde musical où qu’ils soient. Cela élargit la scène musicale, cela la rend même un peu plus virtuelle, mais donne malgré tout un aperçu rapide de la scène, du talent et des univers des artistes.

  • … du moment que le public est toujours attiré par les concerts eux-mêmes, bien sûr.

Oui c’est certain, ne vous méprenez sur mes propos, c’est génial de pouvoir assister à des concerts. J’essaie simplement de dire que chaque évolution comporte aussi une sorte de retour en arrière. Le monde actuel est tellement virtuel que les gens font moins l’effort de se déplacer pour aller écouter tel ou tel musicien dans un club de jazz, par exemple. Mais au fond, je reste convaincu que c’est une bonne chose que de donner à tous accès à la musique.

  • Notre intérêt pour votre musique nous a justement permis de découvrir d’autres artistes israéliens tels que Yael Deckelbaum ou encore Idan Raichel, ainsi que des artistes comme Yasmin Levy, qui font revivre le répertoire ladino.

Ce qu’il y a de meilleur quand on découvre une chose, c’est d’être amené à en découvrir d’autres.

  • Dans quelle mesure la scène musicale en Israël est-elle influencée par d’autres cultures – je pense en particulier à Tel-Aviv, où se rencontrent et se mêlent des cultures du monde entier ?

Là encore, les nouveaux médias que je viens d’évoquer favorisent de plus en plus le mélange. Mais Israël a toujours été un lieu de brassage des cultures – marocaines, turques, grecques, bulgares, d’Europe de l’Est, sans oublier l’influence des Juifs de tous horizons qui ont émigré en Israël il y a trente, soixante, voire soixante-dix ans. On retrouve ces influences dans la musique, la langue, la tradition culinaire du pays. On peut dire, en certain sens, que la richesse multiculturelle d’Israël est présente partout sans qu’on ait nécessairement besoin de l’identifier clairement dans les concerts, à la radio, etc. Et des personnes différentes s’en imprègnent de différentes manières. Je suis heureux de pouvoir me considérer comme une personne ouverte, qui absorbe tout ce qui a un contenu spirituel, un sens réel. Ce peut être n’importe quoi, n’importe où, du moment qu’il y a une réelle substance.

  • Une des qualités indéniables de votre musique est qu’elle rassemble un public issu d’horizons différents – et chaque concert que vous donnez, notamment ici à Paris, le confirme. Cela tient-il à la France ?

Non, pas particulièrement. Je dois avouer que ce pouvoir de rassembler un public varié est un phénomène magique et précieux que j’ai remarqué il y a quelques années. C’est un grand compliment pour moi de voir ma musique concerner tous les âges. Ce serait génial de jouer pour un public de mille jeunes, mais encore plus fort devant quatre cents jeunes, deux cents personnes très âgées, trois cents enfants, etc - tous les âges. Et puis j’apprécie également de voir un public qui ne fréquente pas habituellement la scène jazz, comme les parents qui amènent leurs enfants aux concerts.

  • N’est-ce pas là le problème de la musique étiquetée “jazz” ? Il existe de nombreux a priori : certains disent que les concerts coûtent trop cher, ou qu’ils ne comprend pas le langage de cette musique.

Je conçois que beaucoup de gens n’aient pas envie d’être associés au “jazz”. Cette réaction peut provenir d’une expérience négative : ils n’ont pas eu l’impression d’avoir été “invités” par le jazz. Pour ce qui est de ma musique, je crois que tout a un sens : ce que je joue me touche et je suis très heureux de voir que ce sentiment est réciproque. Le métier d’artiste est magique, on partage avec son public des réflexions et des émotions profondes, on exprime des sentiments forts et, en retour, le public nous suit. Ce tournant m’a permis d’observer les différentes réactions face à la nouveauté, l’insécurité : chez les critiques musicaux ou les simples fans, certains sont surpris, n’aiment plus ma musique.

Aurora

  • Votre dernier album, Aurora, est sorti il y a quelques mois. C’est un tournant dans votre carrière, car on vous y découvre chanteur.

Je n’apparais pas vraiment comme chanteur comme sur les disques de pop, où tout tourne autour du chant. Aurora laisse la part belle aux instruments, il y a beaucoup d’ « espace libre », mais c’est vrai que cet album est complètement différent de ce que j’ai fait jusqu’à maintenant. La voix est très en avant - c’est voulu. Je n’aurais pas été honnête avec moi-même et avec mon public si je n’avais pas partagé les projets vocaux que je mène dans mon pays. Il y avait des avantages, mais j’ai aussi pris un grand risque - et en général je ne m’en rends compte qu’après coup : celui de perdre des fans. Ce tournant m’a permis d’observer les différentes réactions face à la nouveauté, l’insécurité : chez les critiques musicaux ou les simples fans, certains sont surpris, n’aiment plus ma musique. C’est là qu’on voit à quel point l’être humain peut être hostile au changement. Mais Aurora reste malgré tout une expérience formidable. Si ce qu’on entreprend demande du courage il faut le faire avec amour, en acceptant les réactions face au changement, et surtout profiter de ce sentiment de proximité – cela m’a aussi rapproché d’autres personnes, qui se sentent à présent plus proches de ma voix, de mon univers personnel. Ce rapprochement compte bien plus que la déception de certains, d’ailleurs moins nombreux que je ne j’imaginais. Cela dit, je n’ai jamais fait trop attention à tout cela, je me concentre sur ce que j’ai à faire.

Pour moi, Aurora est une porte ouverte sur autre chose ; cet album m’a donné le droit de faire ce que je veux sans redouter la réaction du public. Je n’avais jamais joué ce jeu-là. Le fait de signer chez Blue Note, de sortir un album sur ce label mythique, m’a amené à faire des choses improbables et m’a ouvert une nouvelle voie. À présent, les concerts sont différents, ils intègrent la voix et présentent un répertoire plus large. Cela m’oblige à penser différemment, en mêlant improvisation, composition et voix avec les musiciens talentueux que j’ai la chance d’avoir avec moi… Il n’y a plus de limite, et j’adore cette manière de voir les choses. C’est comme observer la mer, en contempler les profondeurs, les poissons, les couleurs, et se dire que ce trésor est infini. Le monde s’enrichit à mesure que l’on s’ouvre aux beautés qu’il offre, et alors l’inspiration ne connaît plus de limites. C’est très important à mes yeux car tout ce qui est limité est synonyme de mort pour moi, en termes de création et d’imagination.

  • Les langues jouent dans cet opus un rôle central…

Exactement ; je m’y exprime dans toutes les langues que j’aime et dont je suis proche : l’anglais est presque ma langue maternelle, et chantée, elle a une sonorité qui me plaît ; mais je préfère chanter en hébreu, ma vraie langue maternelle. Et puis il y a l’espagnol - j’adore la musique espagnole et tout ce qu’elle suggère, je me sens d’ailleurs très proche d’« Alfonsina y el Mar », dont j’ai réinterprété le texte ; rien que pour cela Aurora est intéressant, car je pense avoir apporté quelque chose de neuf à cette chanson, chantée depuis des années dans les pays latins. C’est une étape importante pour moi. Je me suis senti à l’aise avec mon jeu de basse, qui lui donne un son particulier. Et enfin, le ladino [1] est une langue que j’ai surtout apprise avec ma mère, qui chante des chansons ladinos issues du paysage musical israélien et juif en général. Certaines de ces mélodies racontent de très belles histoires et sont magnifiquement ciselées…

  • « Morenika » par exemple…

« Morenika » est une chanson connue de tous en Israël, notamment des anciens. Il me semble qu’elle s’inspire d’un ancien texte de la Bible. Je ne connais pas de mélodie aussi forte et je suis très heureux d’avoir trouvé une manière originale de l’interpréter, comme si elle venait de mon propre univers. Mais il ne s’agit pas simplement de la chanter, même si je reste fidèle à ses ingrédients de base et à sa composition, qui donne l’impression d’être l’écriture de tout un peuple et non d’une seule personne. Dans mes précédents enregistrements, j’avais déjà réalisé des arrangements pour des chansons telles que « Morenika », mais purement instrumentaux ; il y a donc bien longtemps que les chansons traditionnelles m’influencent et me font évoluer.

Ça me rappelle mon enfance, quand j’écoutais les Beatles ; je mimais les paroles sans en comprendre le sens.

  • On dirait que les mots, les paroles de vos chansons ont une richesse et une charge émotionnelle d’autant plus importantes qu’on n’en comprend pas la signification.

C’est absolument génial ! Ça me rappelle mon enfance, quand j’écoutais les Beatles ; je mimais les paroles sans en comprendre le sens. C’est presque mieux ainsi car je peux me plonger totalement dans la musique comme pur son. Pour être honnête, les mots contiennent une forte densité de sens, ils forment des mondes en eux-mêmes, mais je vois plutôt le mot comme son. Les interprétations uniques ne m’intéressent pas. Pour moi, il peut avoir une autre signification ou bien n’être que son. Soit les gens qui réfléchissent à ces choses - les écrivains, les poètes - ont des perceptions différentes d’une même chose, soit, au contraire, ils se montrent extrêmement stricts quant à la signification des mots. Être proche de la nature, de la vie, c’est très dynamique. À mon avis on ne peut jamais être trop précis, sinon on perd ce sens, au moins en partie. Les choses qui ont la plus grande portée sont justement celles qui se fondent sur la pluralité des significations. Les meilleurs artistes – et cela ne vaut pas seulement pour la musique – sont ceux qui prêtent une importance majeure à l’imagination… Au fond, considéré comme simple enregistreur (il indique le matériel d’enregistrement avec lequel nous réalisons l’interview), cet objet n’a aucun intérêt ; mais si on le présente autrement, ça peut devenir de l’art.

  • Voilà justement le but de notre projet, “L’Europe et la culture”, à Sciences-Po Paris : partager une autre vision de “l’Europe” que sous l’angle purement politique, qui a d’ailleurs beaucoup de mal à rassembler aujourd’hui. Nous avons pour cela choisi de présenter l’Europe en partant des arts.

La politique peut être décevante. Mais je suis convaincu que l’art est la meilleure façon de poser un regard nouveau sur ce qui se passe autour de nous.

Propos recueillis par Julie Diebolt, assistée par Cécile Parriat

par Julie Diebolt // Publié le 16 juin 2010

[1Les langues ladines sont des langues romanes des pays de l’est.