Entretien

Avishai Cohen

De passage à Paris pour la promotion de son dernier-né, Seven Seas – deuxième disque chez Blue Note -, Avishai Cohen a accordé à Citizen Jazz une nouvelle interview pour évoquer les derniers éléments de son actualité bien fournie. Une conversation décontractée et pleine d’humanité avec l’un des musiciens de jazz les plus appréciés…

  • Ma première impression, à l’écoute de votre nouvel album, Seven Seas est l’étonnement : on entend du Bach… la forme fugue… de la musique de chambre. Plutôt étrange pour le musicien de jazz que vous êtes, non ?

Le fait est que je travaille quotidiennement Bach chez moi, en effet. Il a eu une influence déterminante sur moi dans mon enfance, quand j’ai découvert le piano ainsi que la musique que ma mère écoutait. J’ai toujours considéré sa musique comme la forme la plus élevée, à la fois la plus complexe, la plus exigeante, mais aussi la plus fluide et la plus spirituelle. Ce génie réunit les deux en un seul univers musical. C’est Bach que j’emporterais sur une île déserte.

  • Pas de jazz ?

Non. Le jazz, il est dans ma tête, Bach par exemple, c’est du jazz pour moi. Seul le rythme change - et encore, pas tant que ça. Sa musique m’a toujours intrigué et posé un défi.

  • Vous avez mentionné la notion de “fluidité”. Seven Seas donne justement l’impression de couler de source, comme une longue pièce divisée en plusieurs mouvements.
Photo Hélène Collon (DR)

Je suis ravi de l’entendre car c’est exactement ce que je ressens – je ne connais pas encore la réaction du public. J’ai le sentiment que l’album dans son entier est une pièce très fluide où tout est lié, un peu comme une suite, effectivement, ce que je considérerais comme une grande réussite personnelle.

  • Est-ce la raison pour laquelle vous avez choisi pour titre une métaphore marine ?

Je ne suis pas très bon pour choisir les titres. C’est la dernière chose dont je m’occupe. Je suis parti du fait que le morceau intitulé “Seven Seas” était en 7/4, puis j’ai cherché quelque chose de plus poétique, de plus puissant. J’aime beaucoup celui-ci, ses sonorités et ses connotations me transportent dans un monde révolu. Et cette connotation profonde, la mer profonde, le bleu, me semblent correspondre particulièrement bien à la musique.

  • Un autre trait marquant de cet album est son atmosphère mystérieuse, presque mystique.

Le processus créatif n’est pas fondamentalement différent par rapport à mes précédents albums : j’écris, je joue, j’enregistre. Cependant, Seven Seas est une période intéressante de ma vie en tant que prolongement du bouleversement qu’a représenté Aurora. Aurora tenait un peu plus de l’instrumental et de l’improvisation, tout en mettant la voix en avant ; Seven Seas en est l’évolution naturelle. Si le disque présente un juste équilibre c’est que ses différentes composantes ne s’opposent pas, au contraire. Il reflète l’ensemble de mon univers musical. Avant même de l’enregistrer je savais qu’il serait plus posé, un peu comme un fruit à maturité, et c’est ce qui nous a donné, à nous musiciens, la liberté de voguer au gré de la musique.

  • On sent un lien très naturel entre la musique que vous jouez en concert et celle que vous enregistrez ; vous interprétez certains titres de Seven Seas depuis longtemps.

En fait, je n’écris jamais dans un but précis. Je compose, parfois plus, parfois moins, j’accumule différentes choses. Quel que soit l’album que je présente en tournée, je place toujours quelques titres qui n’ont pas encore été enregistrés, comme « About A Tree », que nous jouons depuis près de deux ans et demi, ou « Two Roses », « Ani Aff » et « Hayo Hayta ». Nous jouons Seven Seas depuis au moins six mois. En effet, la musique passe de la scène au studio, ce qui lui donne vie et puissance. Un autre élément fort est l’interaction et l’improvisation entre nous, qui nous distingue d’autres musiciens. Seven Seas associe écriture et improvisation de manière très naturelle, et cet équilibre est un des plus forts que j’aie connus, si ce n’est le plus fort. Si vous êtes fan de ma musique, vous retrouverez dans Seven Seas ce que vous aimez, si vous ne l’êtes pas, vous allez le devenir. Cet album ne peut que vous attirer, car le contenu est si varié qu’il plaira à tous.

  • Pouvez-vous nous parler plus amplement d’une pièce à laquelle vous tenez particulièrement ?

« Tres Hermanicas Eran » : c’est un peu le prolongement naturel de « Morenika ». Cet morceau perpétue mon habitude d’inclure systématiquement la musique ladino dans ma palette. Je trouve dans ces chansons tant d’honnêteté, de vérité et d’innocence que cela me donne envie de préserver cette langue et cette tradition, de faire en sorte que le monde prenne conscience de cette richesse. « Tres Hermanicas Eran » parle de trois sœurs dont l’une, qui a eu le tort de ne pas se marier, est contrainte par son père de s’exiler sur l’île de Rhodes, où son amant la rejoint à la nage.

- Romantique ! (rires)

Oui (rires) ! Si vous avez un petit ami, dites-lui que c’est ce que vous attendriez de lui en pareil cas… Bref, c’est un exemple de l’innocence, dans les mots et dans la mélodies, que le monde a eu la chance de connaître, et qu’il pourrait retrouver. « Tres Hermanicas Eran » est aussi une chansons que je tiens de ma mère, qui chante en ladino depuis longtemps. Un jour j’ai ouvert le recueil pour essayer des choses, et ces arrangements, ou ces atmosphères, me sont venus ; je me les suis appropriés. J’ai pensé que ça ferait un dernier morceau beau et paisible pour le disque.

Je suis avant tout musicien, qui traite la voix comme une sorte de texture au sein des arrangements.

  • Un peu comme une berceuse. Qu’en est-il de « Worksong » ?

C’est la composition qui m’est venue en dernier ; entièrement écrite, sans improvisation, elle comporte des éléments classiques et traditionnels. Un peu comme un tableau, un paysage. Il y a quelque chose de spécial dans le mouvement, les accords, si bien que le rythme m’a fait penser à des hommes allant au travail dans les champs, comme dans toutes les worksongs. Voir le standard de Nat Adderley. Cependant, cette « Worksong »-ci est bien à moi, à cause de l’introduction, de ma voix, du bugle qui joue la mélodie en contrepoint. Elle me va droit au cœur. Avec le groupe, on s’est demandé comment l’« ouvrir » pour pouvoir la jouer sur scène – et je sais que c’est la préférée de Shai [Maestro, le pianiste] sur cet album. Elle aura donc une importance particulière pour certains…

Photo Hélène Collon (DR)
  • L’album contient surtout des compositions. Composer est-il plus que jamais important pour vous ?

En effet, et elles relèvent plutôt de l’écriture, de la musique classique. D’ailleurs, j’ai une très bonne amie en Israël, animatrice d’émission musicale à la radio, qui aime beaucoup ce que je fais ; quand j’enregistre un nouvel album je le lui fais écouter avant tout le monde. Elle m’a dit que Seven Seas n’était pas qu’un album de plus, qu’on devait y voir une espèce de chef-d’œuvre classique. Les mouvements longs qui font penser à la musique classique préfigurent sans doute mes projets pour orchestres à cordes, entre autres. en tant que compositeur je pense avoir changé ; je suis peut-être meilleur, en tout cas plus patient.

  • Et votre voix ? Vous nous aviez révélé il y a deux ans que découvrir sa propre voix était à la fois réjouissant et déstabilisant. Comment tout cela a-t-il évolué ?

Je crois que c’est flagrant à l’écoute de Seven Seas. Je me sens plus à l’aise avec ma voix, ce qui est génial car sur Aurora, vous pouviez en entendre les prémices. Je ne changerais cela pour rien au monde. Sur « Halah » par exemple, je me repose plus sur ma voix, je suis plus à l’aise, plus présent, pour moi en tout cas. Je ne me suis jamais considéré comme un chanteur au sens de quelqu’un qui interprète des paroles : je suis avant tout musicien, qui traite la voix comme une sorte de texture au sein des arrangements. J’ai trouvé le moyen d’en faire une partie, ou un quasi équivalent, de l’instrument.

  • Même la section de cuivres ressemble à un chœur…

Oui ! Tout se mélange, au point qu’on ne puisse plus les distinguer. Mais quand j’écrivais pour les cuivres, sur mes précédents albums, je les utilisais comme des voix alors qu’ici, ils sont présents en tant que tels. Mon concept d’écriture, c’est d’avoir une voix principale, que ce soit être une voix humaine ou un cuivre. La notion d’air, de respiration qu’apporte un cuivre ou un chanteur en fait une voix principale idéale, car cet effet de respiration la rend justement plus humaine.

  • Vous êtes entouré des mêmes musiciens que sur Aurora, plus une section de cuivres.

Oui, et « Hayo Hayta », la pièce la plus classique de l’album, avec le cor anglais, est l’exemple idéal de l’atmosphère que j’ai voulu créer. Cela sonne vraiment comme de la musique orchestrale, avec la combinaison hautbois/piano. Notre esprit est habitué à associer le cor anglais ou le hautbois à la musique classique, ils nous transportent directement dans cet univers.

On a l’impression que vous et vos musiciens formez une famille ?

On retrouve en effet sur Seven Seas des gens avec qui je travaille depuis longtemps, et qui sont devenus une famille, c’est vrai. Cela dit, j’ai décidé de tourner à nouveau en trio, je ne disposerai donc pas tous les éléments présents sur l’album. Mais en même temps, avec le piano, la basse, le chant et les percussions, les éléments fondamentaux sont là. J’ai envie de revenir au trio car j’y trouve une plus grande liberté, ce dont j’ai besoin à présent.

L’heure de la maturité

  • Vous avez enregistré en Suède.

Oui, au studio Nilento, près de Göteborg. C’est là que j’ai enregistré la plupart de mes derniers albums, excepté Aurora. Non seulement le studio est magnifique, mais surtout Lars Nilsson est bien plus qu’un ingénieur du son. Il est aussi musicien, et joue d’ailleurs du bugle sur quelques titres. Je n’ai jamais vu d’ingénieur aussi impliqué dans la musique ; c’est également pour cela que je l’ai choisi comme producteur. A vrai dire, c’est l’une des personnes les plus brillantes que je connaisse. Grâce à lui, et à cet environnement de premier choix, Nilento est mon studio de prédilection.

  • Seven Seas est souvent qualifié de travail abouti, de résumé de toutes vos influences. Cela vous plaît-il de le considérer comme “l’album de la maturité” ?}}}

C’est vrai, j’ai 40 ans, je devrais être mature… Pourtant je suis très immature, parfois. La maturité… Hum, je ne suis pas sûr d’aimer vraiment ce mot, on doit pouvoir dire les choses autrement. En tout cas, cet album-ci est plus complet.

  • Exprimer sa musique par des mots est loin d’être évident.

Je confirme, surtout en interview. Mais effectivement, il est très difficile de parler de sa propre musique ; parfois je me demande même si ça sert à quelque chose. La musique parle d’elle-même ; cela dit, quand on me pose les bonnes questions ça m’intéresse d’y réfléchir et d’essayer d’y répondre. … La « maturité »… Hum… je préfèrerais parler d’« évolution ». Disons que je m’améliore peut-être.

  • Quels sont vos projets ?

Finir l’année vivant, car j’ai tellement de concerts que je me sens un peu dépassé. Je vais tout simplement essayer de rester cool et de faire ces concerts avec succès et avec plaisir – mais je n’en doute pas. Cela dit c’est éprouvant pour les nerfs. Pour ce qui est de l’avenir, je n’y pense pas trop en réalité. J’ai une idée de ce que sera mon prochain projet, mais ça mijote encore dans ma tête. Je tiens seulement à rester en bonne santé, à faire de la musique. J’ai beaucoup de chance d’avoir des fans, des gens attirés par ma musique. Je n’ai besoin de rien de spécial.

  • On m’a pourtant soufflé qu’il se préparait quelque chose… (rires).

Ah bon ? On me croit peut-être enceinte (rires) ?! Plus sérieusement, j’ai le projet d’écrire pour orchestre en 2012, 13 ou 14. Par ailleurs, je voudrais faire avec un producteur espagnol génial que j’ai rencontré un album de chansons en ladino interprétées par des chanteurs et des musiciens de flamenco. Il y a un rapport étroit entre les deux. Je suis très enthousiaste, mais je ne sais encore quand ni comment cela va se faire, mais ça mijote. Voilà à quoi ressemble le futur pour moi en termes de créativité, on ne sait jamais ce que l’avenir nous réserve.