Entretien

Benjamin Moussay

un jeune pianiste qui a tout d’un funambule musical de grand talent

Il n’a pas encore trente ans, mais Benjamin Moussay, pianiste d’origine alsacienne, fait beaucoup parler de lui, surtout depuis qu’il a sorti un splendide premier album « Mobile » chez Iris Music (dist. Harmonia Mundi) en trio avec Luc Isenmann (d) et Arnault Cuisinier (b). Un nouvel acteur majeur de la scène jazz avec lequel il faudra compter et qui a beaucoup à dire, avec ou sans piano.

  • Etes-vous issu d’une famille de musiciens ?

Pas vraiment, même si un oncle danseur, un grand-père organiste, et beaucoup de pratique musicale amateur dans la famille de ma mère ont sans aucun doute contribué à me donner très tôt le goût de la musique.

  • Pourquoi le piano, pourquoi le jazz ?

Le piano peut-être à cause d’une de mes tantes, excellente pianiste et par l’écoute de nombreuses oeuvres pour piano seul (Beethoven, Debussy, Chopin), étant enfant. Le jazz, sans doute grâce à l’écoute, vers l’âge de quinze ans, d’un disque Riverside regroupant de nombreux enregistrements solo de Thelonious Monk, dont le son a provoqué en moi une résonance intérieure, une sorte de déclic. J’étais par ailleurs un grand lecteur de comics, ces bandes dessinées américaines mettant en scène des super-héros, et amateur de cinéma et de culture américaine et ma passion pour le jazz n’est peut-être que le prolongement logique de ces rêves d’enfant.

  • Quelles ont été les rencontres musicales qui vous ont marqué ?

J’ai eu la chance jusqu’ici de faire de nombreuses rencontres musicales, toutes très variées, certaines plus enrichissantes que d’autres, mais toutes très porteuses d’enseignement. Plutôt que d’en énumérer une liste non exhaustive, je souhaiterais parler d’un musicien que j’ai eu la chance de côtoyer lors de mes études au Conservatoire. Il s’agit du regretté Jean-François Jenny-Clark. Si une rencontre musicale m’a marqué, entre toutes celles que j’ai eu la chance de faire, c’est bien celle-là. Cet homme, d’une certaine manière m’a montré la voie. Il a été un des plus grands contrebassistes de l’histoire et a su développer un son totalement personnel sur son instrument, il était à l’aise dans tous les contextes musicaux (aussi bien lorsqu’avec beaucoup d’humour il s’amusait à imiter pour nous Paul Chambers, qui était une de ses idoles, que lorsqu’au côtés de Daniel Humair et de Joachim Kühn, il explorait les territoires les plus reculés de l’improvisation libre en trio). Il était d’une « humanité » rare, toujours généreux, ouvert, disponible, à l’écoute. Ce qui m’a le plus marqué chez lui était son envie permanente d’aller toujours de l’avant, de ne jamais se reposer sur ses lauriers, mais de sans cesse se remettre au travail, se perfectionner, chercher. C’était quelqu’un d’extrêmement lucide sur la vie, la musique, le monde, une personne d’une grande sagesse. Il était toujours d’un grand soutien pour nous, et je n’oublierai jamais les moments priviliégiés que j’ai pu passer auprès de lui. C’est au contact de gens comme J-F que j’ai compris à quel point j’avais de la chance de faire se métier qui me donne non seulement la possibilité de me connaître de mieux en mieux, de me développer intérieurement, mais également d’échanger de manière très intense avec les autres.

  • Le Conservatoire national supérieur de musique (CNSM) est-il devenu un lieu de passage obligé quand on est jeune et jazzman en France ?
Jean-François Jenny Clark par Nicolas Perrier

Je pense que non. On observe de nombreux exemples de jeunes musiciens très actifs sur la scène du jazz, et qui ne sont pas passés par le CNSM. Pour moi, le jazz est une musique de la liberté, où chaque individu doit chercher à se développer, à exprimer sa personnalité, à trouver son identité sonore, et il serait extrêmement réducteur de penser qu’il existe une seule voie pour intégrer la vie professionnelle. Je pense que, contrairement au cursus classique où depuis un siècle le « Conservatoire de Paris » représente le passage ultime et nécessaire pour obtenir une crédibilité avant de passer les concours internationaux, le diplôme délivré par le CNSM ne représente pas grand chose sur le marché professionnel du jazz en France, ou ailleurs. En ce qui me concerne, ça a plutôt été un signe de reconnaissance personnelle, un jalon permettant de gagner un peu de confiance en soi.

Pendant quelques années, le CNSM m’a permis de profiter de conditions de travail optimales. Pianos, salles de répétions, de nombreux projets, des musiciens pour jouer la musique qu’on écrit, la possibilité d’enregistrer notre travail, enseignement de qualité, très divers, de nombreuses rencontres, je reconnais que ce fut vraiment un privilège que d’être accepté dans cette école et que cela m’a permis durant quelques années de me forger une certaine expérience, mais aussi d’emmagasiner une grande quantité de connaissances, que je vais pourvoir « digérer » peu à peu, dans les années à venir. J’ai surtout eu la chance d’y rencontrer François Jeanneau, Hervé Sellin, François Théberge et Patrick Moutal qui m’ont énormément apporté, tant musicalement qu’humainement.

  • Un premier album a circulé voici quelques mois, faisant naître un espoir, puis plus rien, jusqu’à la révélation de Mobile. Que s’est-il passé ?

Ce premier album (Conciliabules), avait été réalisé avec l’aide du CNSM et ne pouvait donc être commercialisé. Il a servi exclusivement de carte de visite auprès des professionnels (presse, diffuseurs, labels) et a permis à notre trio de tourner dans toute l’Europe de manière intense pendant les deux dernières années. Nous avons ainsi pu développer notre son de groupe, nos compositions, et nos conceptions musicales. C’est également ce premier CD qui nous a permis de rentrer en contact avec Iris Music, le label qui a produit Mobile.

  • Quelles ont été vos relations avec les labels ?

J’ai eu la chance de rencontrer, il y a plus d’un an, l’équipe d’Iris Music. C’est un label indépendant, bien distribué, qui me semble pratiquer un travail de fond avec ses artistes. Il est difficile pour de jeunes artistes de trouver rapidement un label qui prenne en charge la production complète d’un premier disque et, bien qu’ayant eu d’autres propositions, j’ai choisi de travailler avec Iris, car les conditions qu’ils proposaient me semblaient sérieuses et correctes, en nous laissant une totale liberté artistique. C’est une étrange aventure que de sortir un premier disque, car on passe d’une existence jusqu’ici limitée à la scène, à une existence commerciale et l’expérience est plutôt excitante.

  • Qu’est-ce qui a dicté le choix des compositions pour cet album ?

Ce sont des compositions que nous jouons, pour la plupart, depuis un an ou deux, ce qui nous a permis de les laisser mûrir, et surtout de les choisir avec soin. J’ai cherché a composer un album sincère, sobre, représentatif de notre univers musical, varié dans les ambiances et cohérent dans sa forme.

  • Vous avez composé huit des dix thèmes de Mobile. Comment composez-vous ?
Le Benjamin Moussay Trio © Eric Garault / www.mephistophoto.com

L’écriture est un processus qui comporte, pour moi, de nombreuses étapes. Je note très souvent des idées qui me viennent spontanément et qui peuvent être des idées rythmiques, ou mélodiques, parfois quelques notes, parfois une idée de forme, parfois une ritournelle qui me vient en marchant, c’est très variable. Puis je les laisse faire leur chemin, il m’arrive parfois de ne pas y toucher pendant un an ou deux, puis soudain de les ressortir au moment opportun. Ensuite, par périodes, je me mets à écrire, soit au piano, soit sans instrument, j’imagine des formes, je fais des esquisses, j’utilise de nombreuses techniques de composition (variation, analyse, développement, réharmonisation, etc…), j’efface tout, je jette, je me sers de mon instinct, de mon goût, et peu à peu le puzzle prend forme, et un certain nombre de compositions apparaissent. Puis je les soumets à l’épreuve du temps, je les joue, soit seul, soit en groupe, j’explore le possibilités d’improvisation qu’elles suggèrent et certaines résistent, durent, d’autres finissent simplement à la corbeille, avant peut-être d’être retravaillées quelques mois plus tard. Le tout est un processus passionnant, souvent difficile, car on est confronté à soi-même, à son propre goût, à ce que l’on est, mais extrêmement enrichissant et source de développement humain et musical. L’expérience aidant, je suis de plus en plus convaincu que la qualité principale d’un bon compositeur (ou d’un bon improvisateur, d’ailleurs), est la maîtrise de la forme et cela quel que soit le style dans lequel il s’exprime.

  • Votre trio existe depuis 1991, sous le nom de Triloka. En 1997, Vincent Busson (d) est remplacé par Arnault Cuisinier et le trio prend son nom actuel. Quelles relations musicales avez-vous réussi à établir entre les membres du trio en cinq années de travail ?

Après environ cinq ans de travail commun, et beaucoup de temps passé ensemble sur scène dans des contextes très variés, on arrive à un niveau très élevé de connivence, de connaissance de l’autre, et d’intimité humaine et musicale. Comme dans une relation de couple, on traverse différentes phases, parfois difficiles, à cela près qu’on se situe dans une relation triangulaire, avec la complexité que cela engendre. Personnellement, j’aime beaucoup être mis en danger, vivre des situations purement spontanées et ma pratique musicale se situe dans une quête de cette liberté qui me permet d’être àl’aise dans des contextes très variés, stylistiquement, instrumentalement et humainement. J’aime les duos, les rencontres imprévues, être remplaçant de dernière minute, jouer un soir du hard bop dans un club jusqu’à pas d’heure et le lendemain improviser librement sur un film muet ou accompagner un chanteur à texte.

Mais, parallèlement à ces situations d’urgence, souvent éphémères, j’ai besoin de l’équilibre et de la stabilité que je trouve dans mon trio. C’est une sorte de jardin secret, basé sur le travail de fond, la longueur, le développement d’un son collectif, la construction d’un univers commun dans le temps. J’apprécie beaucoup la personnalité et les qualités artistiques de mes partenaires. Luc Isenmann et moi-même avons profondément un rapport commun à l’énergie, à la gestion de la forme ; j’aime son sens des couleurs, sa connaissance du jazz, son jeu tout en nuances. Arnault Cuisinier, avec son son très précis, sa grande stabilité rhytmique, et son approche très poétique de la musique constitue une base très solide pour le groupe. Nous sommes tous les trois à la fois très proches humainement, et en même temps de caractères et de goûts très différents. C’est un plaisir d’observer comment ces différences s’additionnent, se complètent pour forger l’identité sonore de l’orchestre. Chacun, avec sa personnalité musicale, contribue au développement du trio et nous atteignons parfois sur scène des moments musicaux d’une intensité exceptionnelle. Jusqu’ici, j’ai amené l’essentiel des compositions que nous jouons, avec depuis quelques temps, de belles contributions d’Arnault. Lorsque j’écris, bien entendu, je pense à Luc et Arnault, à leur son, et à la manière dont ils vont faire sonner mes morceaux. Je leur laisse souvent le maximum de liberté. J’aime proposer des thèmes d’une écriture assez simple, que chacun prendra plaisir à façonner et à faire vivre comme il l’entend. J’essaye également de faire en sorte que chacun trouve la place de s’exprimer pleinement dans notre répertoire. Jusqu’ici, l’aventure que nous vivons à trois a été extrêmement enrichissante. Je pense souvent à la chance que j’ai d’avoir trouvé ces compagnons de scène, et j’espère bien que notre collaboration pourra durer encore longtemps.

par Alain Le Roux-Marini // Publié le 22 décembre 2002
P.-S. :

Quelques dates du Benjamin Moussay Trio en 2003 :

  • Le 10 janvier avec Leonardo Garcia Trio à la maison du Danemark (Cité Universitaire) à Paris
  • Les 24 et 25 janvier avec Wladimir Anselme au Limonaire à Paris
  • Le 30 janvier aux 7 lézards à Paris
  • Le 4 février à Gagny (93) avec Leonardo Garcia Trio
  • Le 6 février à Auxerre (B.M Trio+ Laurent Stouzer (guitare))
  • Les 7 et 8 février à Nice avec la même formation que la veille
  • Le 12 février à Obernai (espace Athic) avec Michael Alizon 4tet
  • Le 28 février, salle des fêtes de Saint Mandé (92) (B.M. Trio invite Glenn Ferris)
  • Du 20 au 30 mars, tournée en trio dans les Emirats Arabes Unis