Scènes

3e Jazz Agricole Day : une Ascension profane

À l’origine, une histoire de « Labour fou ». Il fallait, en effet, avoir un léger grain (de blé) pour ces noces sauvages de paysans et de jazzeux. Le grain a germé et voici que le « Jazz Agricole Day » vient de connaître sa troisième moisson où l’on a retrouvé, pas étonnant, un certain Louis Sclavis – et quelques autres.


Louis ne s’en souvient même plus. Sclavis pas davantage. C’était en 1985, Lurs, les lieux du crime. « Ah dé djeux ! » Pourtant, la photo témoigne : il est bien là, juché sur la remorque, à souffler dans son baryton, en petit short sexy, blanc – « Une allure de pédé californien », dixit l’intéressé. Qui reconnaît, dans la même galère, un de ses chers comparses du Worskhop de Lyon, Alain Gibert qui vient de casser son trombone, le lâche !

Nous sommes à Puimichel, Alpes de Haute-Provence, variante du paradis mais en plus terrestre. C’est le troisième Jazz Agricole Day, une histoire de loufs embarqués derrière Bernard Yves, agriculteur reconverti dans l’animation culturelle, qui inclut désormais cette célébration du jazz dit « agricole ». Je ne vais pas vous la refaire : suivez ce lien] et vous tombez sur mon papier de l’an dernier, qui remonte jusqu’à la genèse. Rectifiez en passant le nombre d’habitants : 224 selon le dernier recensement, et non pas dans les 700 comme le rosé me l’avait fait confondre avec les mètres d’altitude…

© JAD

Donc, cette année accueillait Louis Sclavis en invité d’honneur. Car le talentueux musicien que l’on sait avait eu l’autre honneur, originel, de participer en 1985 – presque trente ans ! – à une étrange cérémonie post-surréaliste, celle dite du « Labour fou ». En d’autres termes, un concours de labour, avec de vrais paysans et de vrais tracteurs dans de vrais champs avec de la vraie terre. Sauf que cette fois-là, nos jeunes agriculteurs hauts-provençaux en avaient ras la casquette de leur image de ploucs conservés dans des bocaux à cornichons, et qu’on ressort à pleines moustaches dans les pubs télé pour vendre du « vrai » from’ moulé à la louche, etc. Ils étaient jeunes, ouverts sur le monde d’après 68, pattes d’eph’ le dimanche et tout. Du jazz, ils avaient eu vent, enfin peut-être. Ils étaient syndiqués « CDJA », pas trop loin de papa, pas anars, ah non : « jeunes agriculteurs », des types qui allaient se taper la PAC de plein front et déverser leurs tombereaux de patates ou de fumier devant les préfectures.

La folie là-dedans consista à introduire de l’étrange dans le labour : jusqu’en pleine nuit et pleins phares… sillons pas droits, des ronds et des triangles ; des artistes tout autour, plasticiens eux-mêmes peinturlurés en bleu ; et pour couronner le tout, des musiciens de la pire engeance : des jazzeux ! On a revu tout ça, samedi matin, salle de la mairie avec des témoins d’alors, des photos agrandies, des coupures de presse, et un reportage de trois minutes prêté par l’INA à partir de la télé de l’époque.

Entre-temps, le monde agricole s’est amaigri de plus de la moitié, passant de 800 000 à 360 000 « exploitations ». Alors maintenant, les concours de labour, quand il y en a un par an et par département, c’est déjà miraculeux. Tout comme est miracle, admettons, ce « Jazz Agricole Day ». Une journée à part, une sorte d’Ascension profane, façon Coltrane. Même l’église s’ouvre aux non-paroissiens pour ce mémorable duo d’impro totale entre Sclavis et Imbert, clarinettes et sax mêlés, ébats amoureux, râles, couinements, soupirs, j’en passe.

Louis Sclavis, Raphaël Imbert © Ph. JAD

Avant, il y avait eu le pique-nique au bout du chemin, sous les chênes et leurs vertes chenilles, cigales à la rythmique aux côtés du jeune Imbert, au pied de son sillon. Après, tournoi de pétanque, on ne rigole plus. Et le jazz toujours, entre potes de tel atelier. Jusqu’au Grand Concert donné cour de l’école par Louis Sclavis et son trio Atlas : Benjamin Moussay (p, cla), Vincent Courtois (cello). Et le coq du voisin (voc).

B. Moussay, V. Courtois, L. Sclavis © Ph. JAD

Atlas, comme le livre à voyager sur place, à rêver, à imaginer. Quatre garçons dans le vent des tilleuls et marronniers, avec leurs airs relevés au lavandin, un jazz de rêve, mêlé d’audace et de tendresse, cette musique qui ne se laisse pas raconter, qui chante aux étoiles.

D’ailleurs, était aussi annoncé le fameux « lâcher d’étoiles » depuis l’observatoire en haut de la colline. Mais seulement pour ceux qui auraient survécu au dîner sur la place et, surtout, au « Patriot Jazz Bal », autrement dit une guinche bien encanaillée, enchaînant sans barguigner « My Favorite Things » (J. Coltrane - R. Imbert, ss) et « Indifférence » (T. Murena - C. Lampidecchia, acc).

Bref, il est prudent de réserver pour 2014.