Scènes

Ce soir, on improvise !

A la découverte de l’Ecole de Création Musicale d’Eric Le Lann


En octobre 1999, je rencontrai Eric Le Lann à Montparnasse, le quartier breton de Paris. Il m’expliquait alors son désir de vivre et travailler au pays en transmettant son expérience de vingt ans de scène. L’Ecole de Création Musicale qu’il venait d’ouvrir à Rennes, sans soutien public, avait pour but de faire partager l’expérience et l’art de l’improvisation de musiciens professionnels, et non de professeurs de musique, à des élèves venus de tous horizons musicaux.

Deux ans plus tard, à Montbéliard, je rencontrai à nouveau Le Lann venu jouer avec Didier Levallet, contrebassiste et directeur de la Scène Nationale de Montbéliard. Il m’expliquait que l’Ecole s’était installée dans un château à Lohéac, à 30km au Sud de Rennes, sur la route de Saint Nazaire et que, malgré l’absence persistante de fonds publics, le projet tenait la route. Revenu à Rennes, j’ai fait part à mon ami Jean-Michel Prima, photographe, de ce projet de reportage et nous voilà partis. Première rencontre avec deux élèves. Julien, la vingtaine, autodidacte, qui suivait le cours de rythme donné par Cesarius Alvim. Yves, la quarantaine, guitariste professionnel, qui suivait le cours d’harmonie donné par Loïc Gilard.

Julien, lui, est venu ici « pour se mettre aux normes ». Un ami a suivi cette formation et la lui a recommandé. « Je joue de la basse électrique mais j’ai appris sur le tas. Je veux me consolider, me structurer dans l’objectif de devenir un musicien professionnel ou du moins de jouer de manière plus professionnelle » dit Julien. Le stage annuel coûte environ 3900 € dont 3000 financés par la Région Bretagne. Sans cette aide, un jeune comme Julien ne pourrait en profiter. La formation répond à ses besoins. Quant aux conditions matérielles, il nous explique que « les gens qui ne sont pas du coin logent dans un gîte. Et pour la nourriture, on se débrouille. » Et surtout ce qui lui plaît, « c’est qu’il n’y a pas de caricature du gars qui vient ici. Ce n’est pas réservé aux jazzmen. »

Yves est intermittent du spectacle. Il joue dans des thés dansants, des soirées privées. Il est venu pour travailler l’harmonie et préparer les diplômes d’Etat. Son stage est entièrement financé par l’AFDAS, l’organisme qui gère les salaires des intermittents du spectacle. Rien à voir avec la situation de Julien, ce qui illustre bien les propos de ce dernier, d’ailleurs. Yves regrette un certain manque sur les diplômes d’Etat par rapport à la plaquette. « Par contre, sur l’harmonie, je repars avec des outils. Ce qui est bien ici, c’est que les élèves doivent s’assumer. Ce n’est pas le conservatoire. C’est une démarche personnelle ». Il enseigne lui-même les musiques actuelles : blues, rock, folk, variétés (hors musiques électroniques). « Je viens du blues, du rock alors que les élèves de ma formation ont un autre parcours. Cela m’apporte déjà un plus professionnellement alors même que la formation n’est pas encore terminée. » Même si nous n’avons pas interrogé tous les élèves présents, cette variété des parcours et cette bonne ambiance se sentent dès qu’on entre à l’ECM de Lohéac.

Hasard des rencontres, après ces premiers échanges est arrivé Stephen McCraven, le batteur complice d’Archie Shepp depuis dix-huit ans, qui enseigne ici. Steve jouait la veille en Allemagne. Un peu fatigué par le voyage en train, mais de bonne humeur et disponible, tel nous est apparu Steve McCraven. Il vit en Europe depuis plus de vingt ans. Il enregistra son premier disque en leader à Paris en 1979 avec Michel Graillier. Hormis Archie Shepp, son mentor est Marion Brown avec qui il fit sa première tournée en Europe et son premier enregistrement en Suisse en 1976. McCraven a aussi joué avec Sam Rivers, Hank Crawford, Freddie Hubbard, James Moody. Il aime tant la France qu’il vit avec une Française et est l’heureux père de trois enfants français. Une longue histoire d’amitié lie McCraven et Le Lann depuis qu’ils ont joué ensemble chez Shepp. Quand Le Lann l’a contacté pour venir enseigner son art en Bretagne, il a dit oui de suite. Pour lui, « cette Ecole est exceptionnelle car tous les professeurs sont des professionnels qui jouent live. » Ancien élève de la Berklee School of Music, il juge que là-bas tous sonnent tous pareils en sortant. « Ici, les élèves ont un son personnel. L’Ecole est plus petite. Chacun peut exprimer sa personnalité.Les élèves peuvent rentrer dedans ». Il éprouve un plaisir visible à se retrouver passeur de sons avec Cesarius Alvim, Le Lann, Loïc Gilard, Claudia Solal. « La musique s’exprime, se joue sur scène » dit McCraven. « Les professeurs jouent avec les élèves. A Berklee, ce n’est pas possible car il y a trop de monde. Ici, les élèves touchent à notre niveau sans y être nécessairement. » Et, ça, pour Steve, on sent qu’il le fait pour le plaisir.

Quand je lui ai demandé quel message il souhaitait transmettre à ses élèves, Steve est devenu grave et m’a délivré un beau message sur le rapport entre liberté conceptuelle et maîtrise technique : « Mon message principal aux élèves est d’être très ouvert. La musique est mondiale. Le travail est nécessaire. Je veux qu’ils étudient correctement et sachent étudier. Qu’ils se développent techniquement et librement. Qu’ils ne tombent pas dans un style mais dans eux-mêmes. Je ne veux pas qu’ils jouent comme moi. Ils ne doivent pas se figer dans des styles formalisés. Je donne à mes élèves des outils pour travailler non sur un style mais sur eux mêmes. »

Puis, pour avoir le mot de la fin, nous sommes allés voir le créateur de cette Ecole, Eric Le Lann. Rappelons d’abord que l’idée est venue à Le Lann « parce qu’il n’y avait pas d’Ecole de ce genre en Bretagne » et que c’était pour lui une façon intéressante de revenir dans le coin. « Je voulais créer une Ecole avec des professionnels de la scène », sortir du modèle du Conservatoire, qui, comme son nom l’indique, ne saurait enseigner l’art de la création. En quoi cette Ecole apporte t-elle quelque chose de neuf, de différent, selon lui ? « A part l’Ecole de Lockwood, il y a peu de professionnels qui enseignent. Ici, les professeurs sont des amis et j’en suis content. Certaines personnes n’aiment pas donner des cours. Moi, par exemple. Les deux élèves du cours de trompette me suffisent. Je préfère monter un projet, créer quelque chose en Bretagne ». Pourquoi s’installer en pleine campagne bretonne ? Réponse très simple : « Je cherchais des nouveaux locaux. Ceux de Rennes étaient trop chers et trop exigus. » Comme personne ne lui proposait rien, il a trouvé une annonce sur Internet. « Ce château appartient à un particulier rennais qui nous le loue avec un hectare de terre. Il se garde les 34 hectares restants pour ses chasses à courre ». Honnêtement, il y a largement la place pour faire un festival en plein air.

Tout ça, c’est bien beau, mais qui paie ? En général, en France, la culture est largement subventionnée. Mais encore faut il savoir se vendre, frapper aux bonnes portes. Eric Le Lann est un artiste et n’a pas les moyens de s’offrir un chargé de communication spécialiste des relations publiques avec les collectivités locales, l’Etat, l’Union Européenne. « Le problème pour moi, c’est de trouver des subventions » avoue t-il. « J’envoie tous les ans un dossier à la Direction Régionale des Affaires Culturelles de Bretagne. Ils ne me prennent même pas au téléphone ! » Ca, c’est pour l’Etat. Mais qu’en est-il des collectivités locales ? « Au départ, la Mairie de Rennes me versait 50 000 FF/an. Non seulement, c’est peu mais, en plus, depuis que j’ai quitté Rennes, ils ne me les donnent plus. Ils ne sont pas intéressés. Ils n’ont pas saisi la nature du projet qui est un travail de fond et non pas du spectacle ». La société du spectacle frappe même à Lohéac !

« La Région Bretagne finance certains stages d’élèves mais pas l’Ecole directement. Je ne sais pas pourquoi. Le Conseil Général d’Ille et Vilaine ne nous finance pas au motif que nos élèves ne proviennent pas en totalité du département (85% viennent d’ailleurs). » Ca ressemblerait presque à de la persécution. Heureusement, Le Lann ne se décourage pas devant l’adversité. « On est dans le rouge : - 30 500 € par an. Heureusement que le Crédit Mutuel de Bretagne nous soutient. Et nous avons l’agrément AFDAS qui permet d’accueillir des intermittents du spectacle. » Le problème, c’est que sans contacts au sein de ces organismes publics, rien ne débouche. De plus, il doit faire face aux pièges du labyrinthe administratif français. « L’association doit changer de statuts. L’Ecole n’est donc pas inscrite sur le Minitel parce que pour France Telecom, sans publication au Journal Officiel de la République Française, rien n’est possible. Donc, quand vous cherchez nos coordonnées, vous ne les trouvez pas ! » Après Debord et la Société du Spectacle, je me retrouve face à un exemple digne de Lucien Sfez et de la Critique de la Décision.

« A titre de comparaison, Didier Lockwood pour son Ecole de Damarys les Lys en Essonne a obtenu 1 000 000 FF (152 449.02 €) /an de la DRAC Ile de France. Mais il connaît personnellement Jack Lang qui lui a obtenu un rendez vous avec Jospin en deux jours. » Ce qui est bien chez Le Lann, c’est qu’il ne critique pas, il constate. Et pourtant, ça tourne, comme disait Galilée. Vingt élèves la première année, trente la deuxième, quarnte-cinq la troisième. Justement, ces élèves, qui sont ils ? « Beaucoup de musiciens bretons viennent ici. Ils ne lisent pas Jazzman où j’ai fait passer un article. » Par contre, les articles dans Ouest France, le Télégramme de Brest, les passages sur France 3 Bretagne les ont touchés. 85% viennent d’en dehors de l’Ille et Vilaine. Certains viennent du classique, ont des prix, enseignent. D’autres sont autodidactes. « Je fais des groupes de niveaux mais je n’ai pas encore assez d’élèves pour faire tous les niveaux que je voudrais. Je reprends tout à zéro. Ils savent jouer des morceaux mais ne connaissent pas les rythmes, l’harmonie. L’improvisation sert à comprendre ce que l’on joue. C’est ce que nous leur apprenons ici. » Ici, réside le coeur du projet de Le Lann, selon moi. Science sans conscience n’est que ruine de l’âme, disait Rabelais, c’est-à-dire apprendre sans comprendre ne fait de l’élève qu’un singe savant et ne lui permettra jamais de devenir un Maître. Cette Ecole est là pour donner aux élèves la possibilité de devenir leurs propres maîtres.

Et ses projets pour l’Ecole ? « J’ai envie d’organiser des rencontres avec d’autres artistes. J’ai travaillé l’an dernier avec le comédien Jacques Bonaffé. » (spectacle en duo sur le Tour de France) « La femme de César est peintre. L’Ecole est fermée les quatre mois d’été. Pourquoi ne pas organiser ici des rencontres, des master classes de classique ? Si on avait des subventions, on pourrait aider les élèves. » La question des phynances grève le projet, ce n’est que trop évident.
Pour se faire connaître, une journée portes ouvertes sera organisée le samedi 22 juin 2002 à partir de 16h avec musiciens et élèves. Musique et pique-nique au programme. Avis aux amateurs de déjeuners sur l’herbe.

par Guillaume Lagrée // Publié le 27 mai 2002
P.-S. :

Château du Plessis Angers. Lieuron. 35550 Lohéac. France. Tel : 02 99 34 12 47.

Dernière minute ! On apprend que l’école d’Eric Le Lann a de gros problèmes de financement. Elle doit trouver 30 000 euros ou au moins des promesses d’aide avant le 31 juillet 2002. Eric compte sur toutes les bonnes volontés.