Chronique

Champian Fulton

The Stylings Of Champian

Champian Fulton (p, voc), Hide Tanaka (b), Fukushi Tainaka (dm)

Label / Distribution : Champian Records

D’emblée on ne peut être que séduit par le jeu pianistique gorgé de swing de Champian Fulton, conjuguant le jeu le plus glamour façon Nat King Cole avec quelques inclinations bop empruntant à Bud Powell voire des synthèses groovy à la manière d’un Wynton Kelly. Sans oublier cette main gauche nonchalante mais si funky, héritière d’une écoute active d’Erroll Garner ou même, plus encore sur ce dernier album, cette clave latine post-bop qu’elle est allée chercher du côté d’un Cedar Walton (très belle reprise d’un thème de ce dernier : « Martha’s Prize »).

Et, pour compléter l’inventaire patrimonial, cette Américaine s’est saisie de l’une des pièces emblématiques du répertoire du Canadien Oscar Peterson, « Blues Etude ». Elle applique d’ailleurs la leçon de ce dernier à l’occasion de son solo sur « You’d Be So Nice to Come Home To » : vélocité et diversité y sont les deux mamelles de sa sensibilité. Voguant au gré des vents de l’histoire du piano jazz, s’éloignant des rivages du middle-jazz façon Fats Waller ou Teddy Wilson (du moins sur cet album, en concert c’est une autre histoire) qu’elle abordait lors de ses précédents opus, la belle laisse les courants musicaux l’entraîner dans le maelstrom de son propre langage pianistique.

D’autant que, même lorsqu’elle chante, le piano n’est pas qu’un instrument d’accompagnement. Un lien organique saisit tout son être dans un tourbillon swinguant, si bien que sa voix se fait instrument en même temps qu’elle fait chanter son piano. Et même, sans piano, elle transcende ce bon vieux « Body & Soul » dans un duo avec le contrebassiste, déroulant des mélismes lyriques dignes d’une Sarah Vaughan, explorant un registre qui l’émancipe de l’héritage d’une Dinah Washington à laquelle elle voue pourtant un culte.

Cette voix justement, qu’elle triture hors de tout tempérament convenu, sortant du carcan de la « justesse », pour amener l’auditeur.trice sur la voie de son blues. Ce blues vocal justement, qu’elle modèle en minorant les tierces censées être justes sur un « I Didn’t Know What Time It Was », conférant à ce qui n’est à l’origine qu’une bluette les atours d’un hymne féministe sans fard, à la puissance poétique dévastatrice.

Une grande camaraderie imprègne l’orchestre. Même papa Fulton (gratifié d’une composition intitulée « Rodéo » aux accents country-soul qui rappellent bien leur Oklahoma d’origine), qui l’a portée sur les fonts baptismaux du jazz dans sa prime enfance, est au diapason : son jeu bleuté au bugle n’est pas un don en héritage mais bel et bien une offrande à une grande dame des musiques afro-américaines (le légendaire Clark Terry était un proche de la famille). Le fait que cet instrument ne permette pas d’aller trop dans les aigus autorise des contrastes d’autant plus pertinents avec la voix chantée, si bien que cette dernière jaillit des parties cuivrées comme un arc-en-ciel après la pluie.

Ou parfois comme un soleil dans le jeu nocturne du contrebassiste, si bluesy sur le « Body & Soul » précédemment cité : jouer mineur sur un chant majeur, c’est reconnaître la prééminence de la leadeuse, dans une quête d’amour charnel et spirituel pour la musique qui s’empare du duo. L’ombre d’un autre contrebassiste plane d’ailleurs sur le disque : l’immense Buster Williams, gage d’une intégrité artistique sans faille (ne quitta-t-il pas Herbie Hancock lorsque celui-ci prenait une orientation trop commerciale dans les années soixante-dix ?), a écrit un arrangement pas piqué des hannetons sur le « I Didn’t Know… » précité : un arpège joué par Hide Tanaka propulse le groupe sur une pédale infernale, réitérée tout au long du morceau, lançant le solo de piano, ramenant au thème, parachevant l’édifice dans une coda qui (se) joue des codes de la tradition. Parce qu’en plus cet orchestre sait faire preuve d’humour, notamment dans les solos de basse à l’archet, d’une justesse confondante (concédons-le, Paul Chambers pouvait être faux à l’archet), mais également d’un relâchement qui n’est pas sans rappeler Slam Stewart (sans le chant évidemment !).

Quant au batteur, Fukushi Tainaka, loin de n’être que « le meilleur ami des musiciens », il est extrêmement sensuel, tant sur les tempos rapides que sur les ballades, toujours en questions/réponses avec la Fulton, développant un jeu en miroir pour que la belle brille de mille feux. Et l’album de se conclure par le standardissime « All The Things You Are », arrangé avec une clave latine et des pêches syncopées en début de mélodie, sublimé par l’usage du riff d’introduction repris en coda dans un tourbillon post-bop qui semble ne jamais devoir s’interrompre.