Chronique

Africa Express

Le Bourdon de la Bonne Mère

Alain Venditti, s ; Patrick Gavard-Bondet, g ; Jacques Ponzio, p, comp ; Jean-François Merlin, cb ; Nicolas Aureille, dr

Label / Distribution : Insistence

Levons d’emblée un malentendu : non, Africa Express n’est pas un énième combo afro-beat-world, mais bel et bien un excellent groupe de jazz. L’étrange tension que crée cette division ternaire du temps appelée swing est bel et bien omniprésente tout au long de l’album, de même les alternances thèmes/chorus, voire les citations les plus évidentes (tel ce « Four » dans un solo de saxophone, vieille scie des bœufs ô combien efficace !). C’est qu’ici on joue avec les codes de la Great Black Music, d’autant que l’on est à Marseille où, depuis son arrivée, le jazz est noir (lire et relire à ce sujet Gilles Suzanne/Michel Samson A Fond de Cale, un siècle de jazz à Marseille, Wild Project 2011). Cette subtile distanciation provient-elle du fait que le compositeur des onze plages de l’album, Jacques Ponzio, fut un élève émérite de la classe de jazz de Guy Longnon, grand pourfendeur des chapelles jazzistiques ? Certainement. Provient-elle également des séjours de celui-ci sur le Continent Noir, dont il aurait ramené, à la manière d’un Conrad, moult matière onirique ? Assurément. Est-elle issue de l’impeccable érudition monkienne du maestro, co-auteur d’un Blue Monk avec François Postif et webmaître du site all about monk ? Pourquoi pas… De fait, le groupe ose le binaire, flirte avec le jazz-rock dans des duos ténor/guitare, et n’hésite pas à creuser des sillons parfaitement groovy, tel le paysan sénégalais guidant l’araire sur des terres gagnées par la latérite. Ces solos restant irrigués en toute discrétion par une rythmique des plus astucieuses, comme l’eau sur ces terres sèches.

On sait les débats sur l’origine africaine du jazz toujours vifs : refusant le négationnisme des racines africaines de son champ musical (cf. René Pangel, Le Jazz orphelin de l’Afrique, Payot, 2001), le quintet Africa Express propose une argumentation émancipatrice, flirtant avec l’âpreté joyeuse d’un Abdullah Ibrahim ou la quête archaïque d’un Randy Weston. Thèmes en forme d’hymnes mobilisateurs et solos aux accointances bluesy parsèment l’album, notamment par touches nuancées de soprano. Le son des peaux est un bel hommage aux racines percussives des notes bleues, avec des cymbales accentuant en toute légèreté les efforts des solistes. Au piano, Ponzio propose des renversements complices qui lui confèrent des charges de « chef sans pouvoir », tant il refuse tout leadership. Et la contrebasse donne toute sa mesure, tant dans la rigueur de l’accompagnement des beats impairs que dans le swing le plus new-yorkais, s’offrant même des intros poétiques, tirant l’ensemble vers l’univers africaniste d’un Ahmed Abdul-Malik, ce génial bassiste qui posa les prémices du jazz africanisant/orientalisant depuis New York après avoir été au service de… Monk !

Lequel est là, justement, dans ce « San Francisco Cable Car », réminiscence d’une pochette le représentant sur le marchepied d’un tram de la cité californienne… Loin de l’Afrique ? Voire. Le thème, tout en déséquilibres calculés, est un bel hommage au sorcier Thelonious, les soli s’articulant dans une collective ô combien néo-orléanaise qui se fond dans un chaos originel free.