Chronique

Eve Risser

Les deux versants se regardent

White Desert Orchestra

Label / Distribution : Clean Feed

C’est le disque des rêveurs, des contemplatifs. Il se déguste, se mérite, se réécoute.
La musique de cet orchestre exceptionnel expose des images et des odeurs, esquisse des paysages et explore des territoires. C’est un voyage, inspiré par des canyons américains. Oui, l’analogie facile et toute désignée avec le minéral trouve sa légitimité dans les geysers sonores qui explosent çà et là, dans les entrechocs d’éboulements percussifs et les cliquetis telluriques des frottements de cordes, de peaux, de clés. Des raclements, des coups sourds, des coulées de lave, des stalactites, la tectonique est à l’œuvre.

Eve Risser réunit là un agrégat composite de fantastiques musicien.nes rompus aux techniques les plus expérimentales et aussi à l’aise (dans leur ensemble) avec le swing des années 30 qu’avec le hip-hop le plus sauvage. Mais un agrégat peu homogène où les personnalités se bousculent, se frottent, s’épaulent, se répondent et parfois s’opposent. Non, diriger un tel orchestre n’est pas chose facile. Ils sont tous là, les affranchis. Libres, inventifs et fiers. Exigeants et à la pointe, tous les musiciens, la pianiste y compris, sont déjà investis dans les projets les plus fascinants de la musique d’aujourd’hui. Aussi, il fallait que la partition soit à leur hauteur pour qu’ils s’en emparent. A l’écoute de chacune de leurs interventions comme solistes, on ressent la tension et la concentration avec laquelle ils interagissent dans la masse orchestrale. Cette cheffe a donc inventé un orchestre à la mesure de ses compositions, de son univers soigneusement préparé. A l’instar des petits éléments qu’elle positionne sur les cordes de son piano pour en modifier la résonance, elle s’appuie sur les caractéristiques les plus exacerbées de chacun des musiciens comme autant d’éléments de sa syntaxe musicale.

En composant de longs morceaux, Eve Risser laisse le temps jouer un rôle primordial dans sa musique. La pulsation est réduite, parfois, à une amplitude lunaire. Les silences sont des éléments essentiels et ils ne sont brisés qu’à propos, comme quand Benjamin Dousteyssier dynamite la roche dans « Eclats », par exemple. On ressent, à l’écoute, une force tranquille se dégager de cet ensemble. Les introductions, en particulier, sont ciselées et plantent un décor pour chaque thème, ligne par ligne, à l’instar des petits dessins au trait que la pianiste réalise sur ses carnets.
Le morceau éponyme ouvre l’album et synthétise, à lui seul, tout le projet. Conçu comme une suite en miroir, il déroule une temporalité linéaire, rythmée par la scansion entêtante d’accords et de percussions. Plus loin, avec « Earth Skin Cut », il se dégage la même impression qu’à l’écoute de Music for the Funeral of Queen Mary d’Henry Purcell. Gravité, temps suspendu et cathédrale vertigineuse.

On ne fera plus l’impasse sur Eve Risser, pianiste et compositrice de premier rang qui prouve, la trentaine passée, que les espaces qu’elle compte encore défricher sont vastes, sauvages et fertiles. Des déserts blancs où tout reste à construire.

par Matthieu Jouan // Publié le 13 novembre 2016
P.-S. :

Sylvaine Hélary - flutes, Antonin-Tri Hoang - alto sax, clarinettes, Benjamin Dousteyssier - tenor, bass sax, Sophie Bernado - basson, Eivind Lønning (NO) - trompette, Fidel Fourneyron - trombone, Julien Desprez - elec guit, Eve Risser - piano, composition, Fanny Lasfargues - electro ac basse, Sylvain Darrifourcq - batterie, Céline Grangey - son