Entretien

Mário Costa

Du jazz portugais, un dictateur, du feeling et un batteur…

Photo : Fabrice Journo

Le batteur portugais, surtout connu en France pour sa participation au quintet d’Emile Parisien, parle de ses influences musicales, de ses projets et de son nouveau disque en trio avec Benoit Delbecq et Marc Ducret.

Mário Costa. Photo : Michael Parque

- Pensez-vous qu’il existe un jazz portugais ? Ou est-ce seulement une composante de la scène jazz européenne ?

Jusqu’en 1974, alors que le jazz se développe en Europe et que la musique improvisée gagne de plus en plus d’adeptes, le Portugal vit sous la dictature de Salazar qui impose un blocus des formes artistiques étrangères. A noter que le premier disque de jazz portugais n’est sorti qu’en 1976 par le saxophoniste Rão Kyao. Quand j’écoute des disques de jazz de musiciens comme António Pinho Vargas, João Paulo Esteves da Silva, Mário Laginha ou Carlos Bica, je reconnais une « mélodie portugaise », peut-être influencée par des compositeurs comme Zeca Afonso ou Luis de Freitas Branco, qui à leur tour ont été influencés par la musique folk et traditionnelle des différentes zones du Portugal.
Donc, sans aucun doute, je peux répondre « Oui » à votre question.

Mais si vous me demandez si ce jazz a une pertinence ou une signification singulière dans le contexte européen et s’il est exporté ? Alors la réponse est « Non ».
Dans ma génération, il n’y a pas de lien avec les racines de notre musique traditionnelle. Aujourd’hui, nous faisons de la musique plus mondialisée, principalement influencée par ce qui se crée dans d’autres pays. Internet permet à tout de se développer en même temps, dans la même direction et dans toutes les parties du monde.

- En parlant de Salazar, avez-vous une culture politique forte ? Est-ce quelque chose (histoire, politique…) qui vous inspire ?

Je n’ai pas d’antécédents politiques solides mais je me suis davantage impliqué dans les aspects politiques. Ces dernières années, j’ai réalisé que la « machine » est rodée et que l’opinion des gens n’est d’aucune utilité. J’ai donc choisi de décider de ma propre politique et de mon propre mode de vie. Cela fonctionne et je suis beaucoup plus heureux ainsi.
En ce qui concerne Salazar, la dictature a pris fin il y a seulement 44 ans, donc tout le monde a des membres de sa famille impliqués et les Portugais ont vécu une grande partie de leur vie dans ce régime politique. Indirectement, tout le monde au Portugal est impliqué là-dedans ! Mais l’histoire et la politique ne m’inspirent pas en ce moment. J’utilise les souvenirs des gens que j’aime pour m’inspirer… pour écrire et pour jouer.

- Jouez-vous plus souvent au Portugal ou ailleurs ?

Comme la plupart de mes concerts se déroulent en dehors de mon pays, je peux heureusement dire que je suis un « musicien international ». Ceci est dû au fait d’être dans le quintette d’Émile Parisien - Sfumato qui joue principalement en France et aussi d’accompagner la plus grande représentante de la musique portugaise actuelle - la fadista Ana Moura. Avec eux, je me produis dans certaines des salles les plus prestigieuses du monde, telles que le Carnegie Hall (NYC), l’Opéra de Sydney, le Barbican Center (Royaume-Uni), le Town Hall (NYC), le SFJAZZ Center (USA), le Royal Opera House Muscat (Sultanat d’Oman), etc.

- Quelles sont vos principales références parmi les musiciens portugais ?

Hugo Carvalhais est le musicien portugais qui m’a le plus influencé. Il m’a fait découvrir le monde de l’improvisation et de la « musique ouverte », m’a montré plusieurs CD de différents types de musique que je n’avais jamais entendus et m’a appris à considérer la musique comme un art.
J’aime beaucoup Bernardo Sassetti et toutes ses atmosphères musicales. Ascent, Alice et Nocturno sont sans doute les disques portugais que j’ai le plus entendus.

Parce que j’ai commencé à les voir en concert au festival de jazz de ma ville natale et qu’ils étaient très inspirants, mes plus grandes influences à la batterie sont : Alexandre Frazão, Mário Barreiros et Bruno Pedroso.

Carlos Bica, Mário Laginha, Carlos Zíngaro, Carlos Barreto, João Paulo Esteves da Silva et Mário Delgado sont clairement quelques-uns des noms les plus connus et importants du jazz portugais, ils ont donc été et sont toujours une source d’inspiration.
D’un autre côté, ces dernières années, même si quand j’étais enfant je les écoutais dans la maison de mon grand-père, des musiciens comme Carlos Paredes, Amália ou Zeca Afonso ont eu une grande influence sur moi. La profondeur et la vérité qu’ils mettent dans leur musique, ainsi que la beauté et la magie de leurs interprétations nous font frissonner et m’aident à réaliser ce que la musique est supposée être : le Feeling.
C’est ce que je recherche chez un musicien ou un artiste, quelle que soit sa nationalité.

Hugo Carvalhais, Mário Costa, Gabriel Pinto, Emile Parisien - Live @Casa da Musica, Porto, 2010

- Comment avez-vous rencontré Émile Parisien pour rejoindre son groupe ?

J’ai rencontré Émile presque par hasard. En 2009 je cherchais un saxophoniste sur YouTube pour compléter mon groupe pour un concert au cycle « The New Portuguese Jazz Generation 2010 » de la Casa da Música. J’ai vu sa vidéo aux Victoires du Jazz 2009 comme Révélation Instrumentale Française et je lui ai immédiatement envoyé un message avec une invitation. Ensuite, en 2012, nous avons enregistré Particula d’Hugo Carvallhais avec Dominique Pifarély et Gabriel Pinto et nous avons tourné avec ce groupe. Heureusement pour moi, en 2015, Émile a été invité à faire une résidence d’une semaine à Marciac avec un nouveau projet, un quintette avec Joachim Kühn, Manu Codjia, Simon Tailleu, et moi, donc. C’est le début de Sfumato Quintet.

- Sur Oxy Patina vous jouez avec deux des improvisateurs français les plus rigoureux, Marc Ducret et Benoît Delbecq. Pourquoi ce choix et comment s’est déroulée la rencontre ?

La toute première fois que j’ai entendu Marc Ducret, c’était avec le groupe « Big Satan » de Tim Berne pendant l’enregistrement de Nebulosa de Carvalhais. En écoutant ce trio sans basse, qui donne beaucoup de liberté au batteur, le groove entre rock et free-jazz et l’incroyable son de guitare de Marc m’ont vraiment accroché.
Je dirais que c’était « love at first sight » ou plutôt « at first hearing ! ».

Avec Benoit Delbecq, l’histoire est presque la même. Quand j’ai écouté Spiritual Lover de John Hebert (Clean Feed), l’approche qu’a Benoît de l’instrument comme une fusion de l’acoustique et de l’électronique et son traitement du piano préparé ont été une épiphanie.

L’année dernière, j’ai été invité par le festival de ma ville natale, Viana do Castelo, pour présenter un projet et j’en ai profité pour inviter ces deux musiciens extraordinaires. C’est devenu une résidence artistique de 3 jours, où nous avons pu jouer et essayer toute la musique que j’avais écrite. Heureusement, nous avions un beau théâtre pour nous et, grâce à João Bessa, le matériel pour enregistrer les répétitions et le concert. João a été responsable du son, tout au long du processus (enregistrement, mixage et mastering) et le CD est le choix des meilleurs moments du concert et des répétitions.

- Est-ce que ce trio va partir en tournée ?

Comme je m’y attendais déjà, j’ai eu la chance d’avoir ces deux musiciens disponibles pour la session d’enregistrement et le premier concert, mais je savais dès le début qu’il serait difficile d’organiser une tournée de sortie de CD avec eux, principalement au Portugal où les concerts sont de courte durée et Marc et Benoît sont très demandés. Ainsi, en septembre dernier, lors des concerts de sortie de l’album, au lieu de Marc, j’avais Bruno Chevillon comme troisième élément.
Cela peut paraître étrange d’avoir remplacé la guitare par la basse, mais vu la façon dont j’ai écrit la musique, peu importe l’instrument… Le son et la musicalité que des artistes comme Marc, Benoît ou Bruno apportent à un groupe sont irremplaçables.
Maintenant, il est temps d’organiser et de chercher des concerts pour présenter cet album et commencer à penser et à écrire le suivant.

- Quels sont vos prochains projets ? Quel genre de musique, quel genre de groupes ?

1 - Continuer à explorer la musique de Oxy Patina.
2 - Inventer un projet très « calme » ou « contemplatif » en duo, uniquement avec un piano ou un violoncelle. J’ai déjà quelques compositions et je visualise l’idée.
3 - …de nouvelles idées apparaissent toujours !