Chronique

François Bourassa Quartet

Indefinite Time

François Bourassa (p, comp), André Leroux (ts, ss, fl), Guy Boisvert (cb), Greg Ritchie (d)e, Aboulaye Koné, djembé et tama sur « Boubacar ».

Label / Distribution : Effendi Records / Abeille

Serait-on en présence du meilleur album de jazz jamais produit au Canada ? Une gageure, pour une scène jazzistique dont sont issus des musiciens tels que Oscar Peterson, Oliver Jones, Paul Bley, Sonny Greenwich, Kenny Wheeler ou Maynard Ferguson !

Le récent album du pianiste François Bourassa est certainement l’un des meilleurs disques de jazz jamais produits au Canada, avec des musiciens canadiens.

Quelques albums d’Oscar Peterson, enregistrés au Canada sont de très bons albums de jazz. Mais, avec son swing puissant, sa vélocité inouïe et parfois, sa délicatesse, le grand Peterson est avant tout un interprète remarquable qui a assimilé et déployé les leçons des Tatum, Hines, Nat Cole, sans contribuer à renouveler le langage du jazz. Paul Bley, quant à lui, a apporté une nouvelle vision au jazz, mais ses disques canadiens ne sont pas les plus éblouissants de sa carrière. Bien que de haute qualité, ses duos et ses trios, enregistrés à Montréal, notamment avec le grand guitariste Sonny Greenwich, ne transcendent pas la production canadienne.

Pour moi, les meilleurs albums enregistrés au Canada sont ceux, notamment, de Charlie Parker à Massey Hall en 1953, de Sonny Greenwich avec Kenny Wheeler (Justin Time 1998), d’Ingrid Jensen (tp, fl) (sur Justin Time) Seamus Blake (Effendi), Normand Guilbeault (cb) sur Justin Time, Yannick Rieu (ts) et Thom Gossage (d) sur Effendi, sans compter les enregistrements de Charlie Haden et Gonzalo Rubalcaba, issus de rencontres au Festival international de jazz de Montréal.

Le dernier CD de François Bourassa est sans doute l’album le plus achevé, le plus moderne et le plus puissant enregistré au Canada par des musiciens canadiens. Cela, pour plusieurs raisons. Le quartette piano-cuivres ou anches et section rythmique constitue pour moi la formation la plus achevée du jazz moderne du dernier demi-siècle. Cette formation renvoie à quelques-unes des plus belles pages de Coltrane, Dolphy, Lloyd, Rollins, Davis, Baker, Monk, Taylor, ou Silver, entre autres.

Le quartette de Bourassa en est un avatar remarquable. Longtemps, ce pianiste s’est présenté comme disciple de Bill Evans, swing, délicatesse, intériorité et musicalité. Sa rencontre avec André Leroux, l’un des « souffleurs » les plus puissants au Canada lui a permis de se dégager de ce courant. Audacieux, inventif, solide, abrasif, Leroux est de ces musiciens qui allument n’importe quelle formation. Il en a fait la preuve dans tous les contextes, y compris le « big band » du Cirque du Soleil qu’il a électrisé lors de plusieurs tournées européennes.

Partageant leurs univers depuis quelques années, les deux musiciens ont formé une symbiose exceptionnelle et élargi leur registre musical. Le CD « Indefinite Time » nous les présente à leur sommet, et le spectacle de la formation, lors du dernier Festival de jazz de Montréal, a été sans conteste l’un des plus brûlants et des plus applaudis.

Bourassa se révèle ici un pianiste très personnel ayant assimilé et unifié les propositions de Cecil Taylor, Jaki Byard, McCoy Tyner et Bill Evans, sans compter quelques incursions du côté de John Cage avec jeu directement sur la table d’harmonie du piano. Pianiste plus maîtrisé que jamais, il alterne les longues improvisations ébouriffées et free, les plages débordant de swing et celles plus introspectives, dépouillées.

Leroux, de son côté, a atteint une grande maturité. S’il demeure plus coltranien au ténor, par l’ampleur du souffle et la richesse sonore, alternant les attaques rugueuses et les longues phrases incantatoires, il s’en détache néanmoins, par des réminiscences hard bop qui rappellent Dewey Redman ou Sonny Rollins. Au soprano, son langage est très personnel, évoquant plutôt Steve Lacy que le Coltrane de « My favorite Things ». À la flûte, force et vélocité le rangent dans le camp des Dolphy ou Roland Kirk.

Guy Boisvert, vieux complice de Bourassa depuis vingt ans, assure une solide pulsation de walking bass à tout l’album et le très jeune prodige Greg Ritchie à la batterie offre une puissance incroyable, tout en affirmant une parfaite maîtrise des instruments, jeu de cymbales raffiné, caisses du tonnerre.

Invité sur Boubacar (hommage à Boubacar Traoré), Aboulaye Koné insuffle à l’ensemble un vent d’Afrique, permettant à ces musiciens blancs de trouver quelque part dans leur subconscient ou leur conscience universelle des racines insoupçonnées.

Le quartette, à la fois très actuel et très inspiré, joue essentiellement des compositions de Bourassa, à l’exception de Check Out Time d’Ornette Coleman. Ce disque peut évoquer le Fort Yawuh de Keith Jarrett avec Dewey Redman, Charlie Haden et Paul Motian. C’est une démonstration brillante et brûlante de ce que peut être le jazz du nouveau siècle ayant assumé et digéré les lourdes influences des cinquante dernières années.

Prenant et séduisant du début à la fin. Pur jazz et pure délectation durant près de soixante-dix minutes. À saluer bien bas et… à suivre.