Sur la platine

Effendi, vive le Québec musical

Effendi viendra célébrer son vingt-cinquième anniversaire à Paris.


Depuis les années 1980, le contrebassiste Alain Bédard mène une carrière professionnelle. Il multiplie les expériences musicales et se produit avec l’ensemble sénégalo-québécois DADJE, avec la danseuse antillaise Josianne Antourel, et fait une incursion dans la musique classique avec le violoniste Martin Foster. Mais sa véritable passion reste le jazz avec lequel il participe à de nombreuses formations québécoises. En 1999 il fonde avec Carole Therrien le label indépendant Effendi, renommé bien au delà du Québec. Effendi Records a publié 174 albums à ce jour sous le regard attentionné d’Alain Bédard. Le 14 novembre 2024, Effendi viendra célébrer son vingt-cinquième anniversaire à Paris au Studio de l’Ermitage avec les formations de François Bourassa et d’Alain Bédard. C’est l’une des raisons importantes de se pencher sur cinq sorties discographiques récentes de ce label.

De la Chine à l’Europe en passant par les États-Unis, l’Auguste Quartet d’Alain Bédard a conquit un vaste public depuis 1997. Exalta Calma est le sixième album de la formation et d’emblée une connivence parfaite s’installe entre les musiciens. Mario Allard développe un discours audacieux au saxophone soprano dans « Pou Titi » et « Insomnia », aux saveurs coltraniennes. « La silva major II » met en valeur le phrasé à la contrebasse d’Alain Bédard, sa technique éprouvée doublée d’inventivité fait de lui la pierre angulaire du quartet. La flexibilité de la frappe de Michel Lambert fait écho à la robustesse du jeu pianistique de Felix Stüssi, déjà remarqué pour ses albums aux côtés de Ray Anderson. Très réussi, Exalta Calma sublime de nombreuses coexistences stylistiques.

Autre quartet, celui du pianiste François Bourassa qui publie Swirl, son cinquième album depuis Indefinite Time, sorti en 2003. Si Guillaume Pilote remplace désormais Greg Ritchie à la batterie, cela n’a pas modifié l’envergure sonore du groupe, toujours d’une parfaite lisibilité. La longue pièce « Remous » permet de mesurer combien les rebondissements mélodiques et harmoniques ont une importance cruciale. La contrebasse jouée superbement à l’archet par Guy Boisvert et les relances de Guillaume Pilote couplées aux interventions d’André Leroux au saxophone ténor embrassent l’avant-gardisme. L’assurance rythmique avec laquelle François Bourassa soutient le groupe à l’image de « Costard » est déterminante. Swirl , enregistré en direct au studio Piccolo de Montréal, vise la modernité sans s’affranchir de la tradition.

Retrouver Jean Derome dans Supernova 4 est un bonheur. Le rock, la musique ancienne ou contemporaine et bien évidemment le jazz peuplent son univers musical. Sa collaboration avec René Lussier à de nombreux albums, films ou spectacles atteint son apogée avec le chef d’œuvre québécois Le Trésor de la langue. La maîtrise superlative des flûtes qu’il démontre dans Unicum apporte de la singularité à « Mémoire d’Eléphants » qui voit Normand Guilbeault prendre un solo raffiné à la contrebasse. Plutôt baroque, l’utilisation de la flûte basse confère une atmosphère sobre à « Air caniculaire », où le pianiste Félix Stüssi plonge dans le tempo de la charleston de Pierre Tanguay. Le champ musical caractéristique qui se développe dans Unicum fait défiler onze compositions éloquentes et empreintes de sagesse.

Très abouti, ce nouveau disque du Jazzlab Orchestra imbrique subtilement des alliages sonores exquis. « La Grande Sauve Majeure » démarre avec un duo du batteur Michel Lambert et de la clarinette basse de Samuel Blais, les intrications des instruments offrent un écrin parfait pour mettre en valeur l’intervention du trompettiste Jacques Kuba Séguin. Par leurs phrasés incisifs, les saxophonistes Mario Allard et Benjamin Deschamps font rayonner le tromboniste Thomas Morelli-Bernard dans « Pum la suite ». Les orchestrations recherchées se succèdent, comme dans « Lunes & Marées » où des balancements harmoniques s’accolent idéalement au thème, ; tel un vieux marin, Alain Bédard tient le cap à la contrebasse. Loguslabusmuzikus bénéficie d’arrangements ciselés, les huit instrumentistes inventent de nouvelles formes musicales, toutes délectables.

Le nouvel album d’Yves Léveillé « L’Échelle du temps » a obtenu le Prix Opus qui célèbre ce qui se fait de mieux dans la musique de concert au Québec. Ce pianiste a collaboré longtemps avec la pianiste japonaise Eri Yamamoto, le batteur Ikuo Takeuchi et le multi-instrumentiste Paul McCandless. Son nouvel album réalisé avec un quintette à cordes est centré sur la question du temps qui s’écoule inexorablement et emmène chaque individu vers sa fin. La couleur des cordes, quelquefois semblable au Quatuor Margand lorsqu’il accompagnait Yochk’o Seffer, procure un sentiment élégiaque dans le morceau-titre « L’Échelle du temps ». Les cordes expriment une vitalité substantielle dans « Couleur grenade », le piano s’orientant, lui, dans un phrasé romantique, tout comme dans « Missive » où la contrebasse d’Etienne Lafrance intervient remarquablement. On retrouve ce contrebassiste, dont la sonorité est comparable à celle de Jean-Paul Céléa, dans une pièce très lyrique, « Une journée comme ça ». Cet album abouti mérite d’être découvert de ce côté-ci de l’Atlantique au même titre que la créativité sans borne de la scène musicale québécoise.