Chronique

George Gruntz

Ringing The Luminator

George Gruntz (p)

Label / Distribution : ACT

Un premier album solo après plus de quarante ans de carrière, voilà ce que nous livre aujourd’hui George Gruntz. Cela semble long, mais outre la légitime et légendaire lenteur que lui autorise sa nationalité suisse, Gruntz a été absorbé par de nombreux autres projets depuis les années soixante : leader du big band Concert Jazz Band au sein duquel ont évolué entre autres Joe Henderson, Lee Konitz, Howard
Johnson
et Franco Ambrosetti, directeur artistique du JazzFest Berlin de 1972 à 1994, directeur musical de l’opéra de Zürich pendant quinze ans, sans compter les compositions de ballet, d’opéra, les transpositions de musique baroque en jazz… bref, un artiste complet, ouvert à toutes les expériences musicales, et également pianiste hors du commun, doté d’une impressionnante capacité à s’aventurer dans tous les styles. C’est cette dernière facette que l’on découvre ici, dans ses propres compositions comme dans des standards.

Le morceau titre, composé par Gruntz et découpé en trois mouvements et hommage au Luminator, sculpture de Jean Tinguely, peut à lui seul illustrer l’éclectisme du musicien : dans le premier mouvement, les basses jouent un rôle prépondérant, martelées avec la régularité d’une horloge, et la résonance persistante des cordes permet au piano de remplir tout l’espace. Il n’est guère étonnant, en parcourant le livret, d’apprendre que le disque a été enregistré dans une église à Zürich : Gruntz semble s’être délecté des jeux de réverbération présents dans un tel lieu. Second mouvement et revirement total : le compositeur se rappelle peut-être qu’habituellement les églises sont plus souvent habitées de murmures et de chuchotements : il interprète une superbe ballade grave et mélancolique, où le silence joue le rôle principal. Enfin, le dernier mouvement est encore une fois à l’opposé de deux précédents, très enjoué, porté par un rythme antillais entre biguine et calypso. Irrésistible.

La suite est à l’avenant. Les plus grands standards sont revisités, à chaque
fois avec originalité et innovation : « I Loves You Porgy » de Gershwin d’une douceur inouïe, « A Night In Tunisia » de Dizzy Gillepsie garnis de block-chords très syncopés ou encore un « Well You Needn’t » de Monk où se succèdent des passages extrêmement rubato, d’autres au swing redoutable puis d’autres encore à la limite du ragtime. Egalement au programme, des morceaux moins connus et notamment deux versions de « Ecaroo » de Ray Anderson, un titre de conception relativement contemporaine. Les deux prises sont parfaitement intégrées dans le disque, il ne s’agit pas ici d’ajouter à la fin, en bonus, une prise « alternative » non retenue pour l’enregistrement, mais bel et bien de montrer qu’à partir d’un unique canevas musical relativement ouvert, Gruntz est capable d’exprimer différentes couleurs musicales d’une interprétation à l’autre. Superbe démonstration d’improvisation. Enfin, pour clore la cérémonie, Gruntz joue sa composition « Meeting Point », splendide ballade à trois temps qui révèle son talent de mélodiste.

Ringing the Luminator est donc le disque de l’étonnement permanent : dès que l’on a l’impression de saisir le style de Gruntz, ce dernier change de direction, prend l’auditeur à contre-pied et à contretemps. Véritable aboutissement de décennies d’expériences musicales aux antipodes les unes des autres, cet album permet de découvrir à la fois un pianiste virtuose et un très grand musicien. Ne le manquez pas.

par Arnaud Stefani // Publié le 28 novembre 2005
P.-S. :

Ringing the Luminator paraît dans la série Piano Works proposée par le
label ACT, cinq disques consacrés au piano solo et à des artistes qui se
distinguent par leur originalité et leur approche instrumentale :

  • Joachim Kühn - Allegro Vivace
  • Kevin Hays - Open Range
  • George Gruntz - Ringing the Luminator
  • Ramon Valle - Memorias
  • Romantic Freedom, compilation extraite des précédents et d’autres
    pianistes tels qu’Esbjörn Svensson, Eric Watson, Brad Mehldau