Portrait

Jane Ira Bloom : Incroyable mais vraie

Her name is Jane. Jane Ira Bloom, saxophoniste soprano, pionnière dans l’utilisation de l’électronique, compositrice, productrice (Plan Music).


Her name is Jane. Jane Ira Bloom, saxophoniste soprano, pionnière dans l’utilisation de l’électronique, compositrice, productrice (Plan Music).

Jane Ira Bloom : la musicienne née, la passionnée, l’innovatrice, l’atypique, la surprenante, l’audacieuse, la provocatrice, la surdouée, la lyrique, la mélodique, la « jusqu’au-boutiste », la pluriElles, la viscérale, l’astéroïde…

« Astéroïde nommé en l’honneur de Jane Ira Bloom ». Ce titre figurait, en février 1998, dans Minor Planet Circular, publié par l’Union Astronomique Internationale. Voilà un honneur inédit. Ça vaut tous les « Awards » - dont elle a d’ailleurs été littéralement couverte : entre autres, la « Guggenheim Fellowship » 2007 (catégorie composition) , le « Jazz Journalists Award« (2007, 2006, 2003, 2001, catégorie Saxophone soprano de l’année), le prix de la critique ( »Sondage") du magazine Downbeat (catégorie Saxophone soprano), le « Charlie Parker Jazz Fellowship for Innovation », l’« International Women in Jazz Jazz Masters Award »… Et pour terminer en beauté : Jane Ira Bloom est (dans le répertoire « musique jazzique ») la première et la seule artiste que le « NASA Art Program » ait jamais sollicitée.
Cette constellation de prix mériterait bien une étoile plaqué or sur « L’Allée des célébrités » à Hollywood. Mais cela ne colle pas à sa personnalité. Beaucoup trop classique pour cette artiste franchement atypique…

(6083) Janeirabloom = 1984 SQ2 [1]

Les présentations étant faites, allons donc à la découverte de cette saxophoniste aux milles facettes.

Jane Ira Bloom : la musicienne née. La passionnée.

Le saxophone soprano lui colle à la peau : « Yes, at least, I can remember music being a passion from the minute I was on the planet. You don’t know why or where it comes from. It’s just there. » [2] Bref, dès qu’elle arrive sur cette Blue Planet, sa destinée est toute tracée. Elle sera musicienne. C’est décidé. Il n’y a plus qu’à concrétiser. Et puis, aussi et surtout, à travailler d’arrache-pied. À 9 ans, après avoir étudié le piano et « frappé le tambour », elle apprend le saxophone dans une école publique. Elle continue son Odyssée et, vers douze-treize ans, part pour Berklee afin d’apprendre tout ce que le grand Joe Viola [3] peut lui enseigner : du Beau, du Bon, du Vrai… de la fluidité et plus si affinités. Et des affinités, tant musicales qu’amicales, entre Joe et Jane, il en déborde de tous les côtés. De lui, Bloom dira d’ailleurs : « I remember he just made the most beautiful sound on that instrument that I’d ever heard. And that same kind of clarity that you can hear from the bottom of the horn all the way to the top. It didn’t matter where it was, just complete fluidity. That was appealing to me. So I worked hard at that characteristic of the instrument. That sound, the nature of the sound, getting the sound that I like. » [4]

Joe Viola lui apprend notamment l’art de l’improvisation, et l’étroit créneau de la précision qu’on acquiert grâce à une parfaite maîtrise technique. Il lui transmet la faculté de jongler avec toutes les subtilités de l’instrument. Il la pousse à fond sur les anches jusqu’à qu’elle obtienne un son marqué au sceau de sa personnalité : un souffle typiquement « bloomien ». Elle inhale, exhale des mélodies qui sont, pour la citer : « Un chant qui vient de l’intérieur ». Son chant à elle. Elle scrute l’horizon musical pour débusquer LA note « aimée », voire désirée. Bref, elle acquiert son langage musical et réussit à collaborer avec une ribambelle de musiciens de sa trempe : Kenny Wheeler, Charlie Haden, Ed Blackwell, Rufus Reid, Matt Wilson, Bob Brookmeyer, Julian Priester, Jerry Granelli, Matt Wilson, Jay Clayton, Mark Dresser, Bobby Previte, Fred Hersch.

Ah, le tandem Bloom – Hersch… Le passer sous silence serait un crime. En effet, depuis plus de vingt ans (1980), ils évoluent ensemble. Et ça swingue. Et ça vibre. Tant et si bien qu’à les écouter jouer en duo, sur certains morceaux, on pourrait entendre dans leurs notes des mots construisant un discours musical peu banal. On pourrait parler de synergie, d’osmose, d’alter ego. Pour en avoir une petite idée, écoutez donc As One, et en particulier « Waiting for Daylight » et « Janeology » [5]

Toujours en quête de qualité et d’originalité, elle va loin. Toujours plus loin…
On a cette impression qu’elle dépasse les limites de l’expression. Elle sort d’elle-même, en quelque sorte. Comment ? Grâce à une vision créatrice, innovatrice et hors du commun. Elle visite des contrées inexplorées. De plus, pour nourrir sa musique, cette artiste pluriElles picore dans d’autres menus artistiques : le théâtre, la danse, le cinéma, et bien sûr la peinture. « I’ve always been interested in modern art, especially Abstract Expressionism (…) » [6]

Jane Ira Bloom : une musicienne viscéralement picturale

« (…) but there’s something visceral about looking into Jackson Pollock’s paintings. » [7] Dans la vie, il n’y a pas de hasard. Seulement des rencontres. Et quelles rencontres ! Chasing Paint [8] : Jane Ira Bloom meets Jackson Pollock. [9]

Quel projet périlleux que de (dé)peindre au son près, par l’interprétation de six toiles, le portrait de Jackson Pollock. Comment Jane Ira Bloom y est-elle arrivée ? « Well, when I was composing the music I had reproductions on the piano with me. I also made reproductions of many of the pieces for the musicians to put on their music stands when they were playing. It’s about getting in touch with a different part of your brain that just feels the visual impulse. It’s not something that you can talk about… Each musician is just allowing the information in to express what they think about it in whatever way they wish. In much the same way, as you mentioned in your review, that Pollock listened to Dixieland and Billie Holiday, but now does his music look like that ? It’s what it makes you feel. Artistic thought transforms and mutates ; merges and grows into whatever it does. » [10] Donc, pour réaliser Chasing Paint, Bloom a assimilé à la fois le travail pictural (l’« action painting ») et la personnalité (compliquée et tourmentée) de Jackson Pollock. En effet, ce dernier - constamment en crise existentielle - éclaboussait sa toile par de grands gestes pulsionnels. Son travail était une quête spirituelle exigeant une extraordinaire force physique. Les couleurs se fondent, se confondent, tracent un rythme plastique. Une beauté unique. Cette énergie vitale, cette exubérance gestuelle, cette personnalité enragée, Bloom les traduit par des notes exubérantes, ciselées, éclaboussées, chassées, enragées… En pleine synergie avec ses complices (Fred Hersch, Mark Dresser, Bobby Previte), elle crée des tessitures qui sont comme des éclaboussures de peinture empâtées où les signes, les symboles se résorbent dans une matière sonore impétueuse.

Chasing Paint : un petit aperçu

« Unexpected light » Ce premier thème commence moderato, piano piano… avec le fameux duo Bloom/Hersch. Bloom dégage un thème, presque une rengaine. Ensuite, les notes s’affolent, s’envolent comme des battements d’aile affolés. Finalement, elle revient au thème/rengaine en toute sérénité, tel un esprit tourmenté qui se calme. Serait-ce l’esprit de Pollock ? Why not ? Pourquoi pas ?

« Sweetest Sound ». Solo de sax. Je ne trouve pas les mots. Ou plutôt si… Ils m’allument le cerveau : « carrément magnifique. » Ça remue les tripes. Ce son si doux est « bouleversifiant ». Jane Ira Bloom pousse son cri du cœur en faisant corps avec son instrument. C’est comme un appel à la rencontre. Un hommage vibrant à Pollock. Pourvu que là-haut, il n’en perde pas une miette…

« Alchemy » (titre d’une toile de Pollock). Bloom s’en donne à cœur joie côté électronique. Le résultat est une suite de pics. Une alchimie de sons stridents, discordants, parfois incohérents (?). Vent de panique, rafales de notes électroniques. À écouter par curiosité, par intérêt… Si le projet était risqué, le défi est franchement relevé. Finalement, Chasing Paint est une espèce de processus méditatif. Un appel à la liberté. Une décharge d’émotions. Une réelle création picturalement musicale.

Petite intention et information de derrière les saxos

Si cet article vous a mis l’eau à la bouche, et telle était bien son intention, allez swinguer de ce pas sur son site, très complet. Qui plus est, vous découvrirez d’autres CD à écouter sur le Net : 23 Constellations of Joan Miro, Art and Aviation, Mighty Lights, Modern Drama, Second Wind, Slalom, Sometimes the Magic, As One. Plaisir assuré… Il ne reste qu’à savourer. Et à vous souhaiter du « swing », du « swing » et encore du swing ». Et que ça « B(l)oom » pour vous…

par Eva Aym // Publié le 28 mars 2008

[1Si vous désirez en savoir plus sur l’astéroïde Janeirabloom, suivez ce lien Minor Planet Center.

[2« Oui, enfin, dans mon souvenir, la musique a toujours été une passion, dès l’instant où je suis arrivée sur terre. On ne sait pas pourquoi, ni d’où ça vient. C’est là, voilà tout. » (In All About Jazz, 17 juillet 2003.)

[3Joseph E. Viola, Créateur de la chaire (et chef du département) « Bois et vents » au Berklee College of Music, maître ès instruments à vents, avait été le professeur de bien des saxophonistes de jazz parmi les plus éminents. En 1997, ses collègues de Berklee créent un concert hommage en son honneur, avec quelques-uns de ses plus célèbres élèves, dont Jane Ira Bloom, Richie Cole, Donald Harrison, Javon Jackson, Tommy Smith, et Bill Pierce… des collègues et des étudiants venus du monde entier remercier Viola pour son impact sur leur carrière et vie personnelle.

[4« Je me rappelle qu’il tirait de cet instrument le plus beau son qu’il m’ait été donné d’entendre, tout simplement. Et une même clarté de son, qu’on l’entende remonter du fond de l’instrument ou qu’elle vienne du sommet. Peu importe où le son se formait. C’était toujours d’une fluidité complète. Et ça, ça m’attirait. Alors j’ai travaillé dur sur cette caractéristique précise de l’instrument. Ce son, la nature de ce son, la manière de le produire. », id.

[5As One : Jane Ira Bloom (ss), Fred Hersch (p) 1 « Waiting for daylight » / 2 « Desert » / 3 « A Child’s Song » / 4 « Miyako » / 5 « Inside » / 6 « Winter of my Discontent » / 7 « Janeology » ; masterisé (DMM), à Teldec, Berlin. Produit par Jane Ira Bloom & Fred Hersch.

[6« J’ai toujours été intéressée par l’art moderne. En particulier l’expressionnisme abstrait (…) », id.

[7« (…) Il y a quelque chose de viscéral à explorer les toiles de Jackson Pollock », id.

[8“Chasing Paint” Jane Ira Bloom (ss), Fred Hersch (p), Mark Dresser (b), Bobby Previte (dr). Toutes les compositions de Jane Ira Bloom (Plan Music / BMI), à l’exception The Sweetest Sounds par Richard Rodgers (Chappell & Co., Inc) . Produit par : Jane Ira Bloom. Enregistré le 14 avril et le 3 mai 2002 au Studio, NYC. Mixé à Avatar Studios, NYC. : « Unexpected Light » / « Chasing Paint » / « The Sweetest sounds » / « On Seeing JP » / « Many Wonders » / « Jackson Pollock » / « Alchemy » / « Reflections of the Big Dipper » / « White Light ».

[9Jackson Pollock (en anglais), Jackson Pollock (en français) ; Un peintre qui ne cherche pas à faire une image avec de la peinture, ou Pollock expliqué aux jeunes.

[10« Quand je composais, j’avais des reproductions de toiles sur le piano. J’en ai également donné aux musiciens, pour qu’ils les mettent sur leur pupitre quand ils jouaient. Le but est de se connecter à une autre partie du cerveau, celle qui ressent l’impulsion visuelle seule. On ne peut pas traduire ça par des mots. Chaque musicien laisse simplement pénétrer l’information en lui pour ensuite exprimer ce qu’il en pense, de la manière qu’il a choisie. De la même façon, comme vous l’avez mentionné dans votre chronique, Pollock écoutait du Dixieland et Billie Holiday. Sa musique ressemble-t-elle pour autant à du Dixieland ou du Billie Holiday ? Non, elle vous fait éprouver certaines impressions. La pensée artistique transforme les choses et les fait muter, fusionner, elle évolue jusqu’à produire l’effet escompté. »