Tribune

Les musiciennes du jazz relèvent la tête

Les musiciennes du jazz relèvent la tête. Longtemps tenues à l’écart, les plus militantes d’entre elles imposent depuis vingt ans leur sensibilité particulière à ce milieu très réticent. Enquête dans le biotope du jazz français.


Des femmes du jazz, on connaît surtout la chanson : Billie Holiday hier, Stacey Kent aujourd’hui. Qu’en est-il des instrumentistes ? Joanne Brackeen, Hélène Labarrière, Gerri Allen, d’un talent égal à Wynton Marsalis ou à Louis Sclavis, restent quasi anonymes. Elles contribuent, mais dans l’ombre, à faire le jazz d’aujourd’hui. D’où vient leur manque de visibilité ?

Hélène Labarrière © H. Collon/Vues sur Scènes

Philippe Coulangeon, chercheur en sociologie à l’EHESS, spécialiste des musiques vivantes, se fait provocateur : « Les femmes ont une place historique au sein de la communauté du jazz : servir les bières, chanter sur scène. » Avant de nuancer : « Ça change un peu, notamment en France, mais l’inertie du milieu est forte. » Pour les musiciennes, ça se ressent au quotidien. Pierrette Mansuy est pianiste : « Quand je suis entrée au conservatoire de Marseille, nous étions une minorité. Je me retrouve souvent seule femme dans un groupe d’hommes. » Maria Rodriguez, directrice du Baiser Salé, club parisien qui organise régulièrement des concerts de jazz féminin, tempère : « Il y a vingt ans, il y avait une femme pour quinze mecs. Aujourd’hui, c’est mieux réparti, y compris dans la salle. Beaucoup de nos spectateurs sont des spectatrices. »

Fait suffisamment rare pour être remarqué, la société américaine a ici une longueur d’avance progressiste sur l’Europe. Gilles Corre, auteur de Femmes du jazz, documentaire primé au FIPA 2001 : « A la Guardia School de New York, les adolescents qui prennent des cours de musique jazz sont en majorité des filles. Le chant n’y est pas leur domaine réservé. »

Sophia Domancich © H. Collon/Vues sur Scènes

Pour beaucoup, la femme reste encore la chanteuse, jolie et discrète, qui se tient sur le côté de la scène lorsqu’un de ses musiciens prend le chorus. Ce n’est pas le seul fait des néophytes, qui allument FIP dans les embouteillages ! Philippe Coulangeon observe, amusé : « J’ai croisé l’autre jour un journaliste de Radio France. On a parlé des interprètes féminines de sa musique préférée. Il m’a cité trois noms. Pas plus. » Les journalistes spécialisés dans le jazz côtoient les musiciens, véhiculent leur vision conservatrice. Rares sont les journaux, les émissions jazz, qui mettent en avant les réussites féminines. Les femmes pianistes, batteuses ou contrebassistes souffriraient-elles de la même discrimination que leurs « homologues » cadres ou employées ? Pierrette, pianiste, dit n’avoir rien remarqué : « Je n’ai jamais ressenti cette discrimination. C’est vrai que j’ai tendance à fuir comme la peste les musiciens que je sens machistes. »

Les musiciennes de jazz ont cet avantage sur leur consœurs concertistes classiques : elles choisissent leurs partenaires de jeu, et peuvent éviter les plus acariâtres de leurs poilus confrères. Mais le « plafond de verre » les attend, tôt ou tard. Selon Gilles Corre, le milieu est structuré comme ça. Les jeunes musiciennes, elles, tairaient par fierté ce sentiment de toujours passer après les hommes.« Jane Ira Bloom, saxophoniste émérite du jazz américain, m’a avoué s’estimer écoeurée, après vingt ans de carrière, par le manque de place laissée aux musiciennes ces vingt dernières années. A l’époque où elle était jeune musicienne, elle refusait de l’admettre. Elle ne se serait pour rien au monde enfermée dans un statut de victime. »Les jazz women sont des femmes passionnées. Elles jouent une musique difficile dans un milieu difficile : pas le genre à s’avouer les martyres des machos.« A quoi tiendrait cet ostracisme ? On sait que le jazz, musique noire, a intégré les Blancs, les Rouges, les Jaunes et toutes les couleurs de la planète. La barrière des sexes serait-elle la dernière à tenir encore bon ? Philippe Coulangeon : »De nombreux jazzmen exhalent une vision assez naïve de la virilité : ils décrivent le jazzman mythique comme seul, sans attaches, capable de défier les autres musiciens à la bouteille et à enchaîner les rafales de notes jusqu’au bout de la nuit.« Là encore, nuançons : certaines musiciennes se sentiront à leur aise dans un milieu de compétition. Ce n’est pourtant pas le cas de Perrine, qui snobe les musiciens qui tentent de »faire leurs preuves« aux yeux de leurs pairs à coups de boissons alcoolisées, de veillées interminables et de solos ’je-t’en-mets-plein-la-vue.’ Les deux femmes qui m’ont enseigné cette musique m’ont appris à faire passer mes émotions, à écouter les autres musiciens qui jouent à mes côtés. Les jam sessions, ce n’est pas ma tasse de thé. Je préfère jouer avec des hommes qui apprécient le rapport féminin que j’entretiens avec la musique. Ceux là reconnaissent et apprécient leur propre côté féminin. »

Il y aurait une façon « masculine » et une « féminine » de jouer ? Dans la vie comme sur scène, Maria Rodriguez note : « Les femmes sont plus adroites pour prévenir les conflits, elles gèrent la violence de façon plus pragmatique. »Traduit en musique par Gilles Corre, cela donne ceci : « Je trouve le jeu des femmes plus ouvert. Elles intègrent l’autre dans leur jeu avec plus de souplesse. Quand on voit comment le jazz évolue aujourd’hui, il semble qu’il avance dans leur sens. »

Un fait intéressant, pour finir : les femmes sont plus nombreuses, de fait, dans le jazz français qu’ailleurs en Europe. Le féminisme, intense en France dans les années soixante-dix, en serait une cause : les femmes qui s’imposent dans ce milieu sont militantes, conscientes des difficultés qui les attendent.