Scènes

Jazz à la Tour d’Aigues 2010

Un festival nouveau est né en cette année 2010, au mois d’août en terre provençale, dans le beau département du Vaucluse, dans le Sud Luberon.


Un festival nouveau est né en cette année 2010, au mois d’août en terre provençale, dans le beau département du Vaucluse, dans le Sud Luberon. Folie, direz-vous, alors que la Provence est justement appelée « Terre des Festivals » avec plus de 300 manifestations pour le seul été ?

Peut-être, mais les ruines de l’impressionnant château Renaissance de la Tour d’Aigues, propriété du Conseil Général du Vaucluse, méritait bien une mise en valeur autre que touristique, en restaurant une nouvelle « friche » musicale sur la route des vacances. Cette première édition de Jazz à la Tour d’Aigues prend la suite de l’ancien festival transdisciplinaire qui proposait théâtre, danse et musique plus une ou deux soirées jazz, toujours au cœur de la saison. Une exposition des affiches de toutes les éditions passées (comme il est judicieux de garder des traces de ces nuits estivales !) rafraîchissait une mémoire évoquant les images d’un formidable concert avec Daniel Humair, Michel Portal et Jean-François Jenny Clark. C’était en 1996 and “time goes by”…

Premier soir : Mercredi 11 août
Sur la terrasse : Le Temps qu’il faut

Pour se mettre dans l’ambiance, le festival démarre en douceur, délicatement, avec le trio subtil du contrebassiste Jean-Philippe Viret composé d’Edouard Ferlet (piano) et Fabrice Moreau (batterie) et le répertoire, tout à fait adéquat, intitulé Le temps qu’il faut (disque paru sur le label du pianiste, Mélisse, qui publiera prochainement le deuxième volet de la trilogie, un Pour qui laisse planer le suspense…).

J.-Ph. Viret Trio © H. Collon/Objectif Jazz

L’atmosphère est joyeuse, les bénévoles sont en place et on sent qu’ils ont une façon particulière d’habiter ce lieu insolite. Le temps du changement de plateau sur la scène principale, le public peut se restaurer de façon conviviale et écolo, en attendant le spectacle sur la grande scène.

Dans la Cour d’Honneur : le quintet de Louis Sclavis « Lost On The Way ».

Pas besoin d’être « Lost in translation », avec Sclavis et ses complices. Ce superbe créateur a décidément le génie des titres. On se souvient de L’Affrontement des prétendants avec (déjà) François Merville ou des terribles Violences de Rameau, entre autres. Sclavis a un charisme indéniable, une façon bien à lui de renouveler un folklore imaginaire - et cette fois mythique puisqu’il fait appel aux vingt-quatre chants de l’Odyssée ; il se lance dans ce périlleux périple avec l’espoir que souffleront des vents favorables et développe un environnement mélodique qui n’est pas sans entrer en résonance avec des projets précédents tel l’Imparfait des langues. Mais il y introduit le charme de l’impromptu expérimental et des angles inattendus, avec un « Charybde en Scylla » chaloupé et dansant où il entraîne ses jeunes partenaires dans son sillage. Matthieu Metzger, l’« autre » souffleur (rôle que l’on pourrait estimer ingrat au début), il ne joue pas les doublures mais au contraire s’affirme au fil du concert, mêlant soprano et alto aux clarinettes (en si bémol et basse) de Sclavis. Leurs échanges donnent des duos étincelants et le jeune saxophoniste finit par prendre même quelque assurance en affirmant, paradoxalement, une approche plus pointilliste.

Louis Sclavis « Lost on the Way » © H. Collon/Objectif Jazz

On n’a pas évoqué encore les autres interprètes, dont le bassiste, au joli nom d’Olivier Lété, fils du batteur Christian Lété et co-auteur de certaines mélodies, que l’on avait découvert dans l’ONJ n°2 de Claude Barthélémy. Maxime Delpierre (guitare) et lui se lancent dans un véritable récital, soutenu par le bondissant coloriste François Merville. Du vif argent qui équilibre l’ensemble. Louis Sclavis sait aussi s’effacer devant le trio guitare, basse, batterie et on a parfois l’impression d’un groupe à l’intérieur du quintet, de formations à géométrie variables, de poupées russes. Ce plasticien du son remodèle à l’infini son univers, en dépit des contraintes qui balisent le parcours de cette odyssée moderne. Car peu importe l’argument, souvent intellectuel chez lui, cet Ulysse cherche à retrouver sa route et sa langue : il nous emmène, selon un scénario dramatique à l’antique, dans une errance continue, un flot musical qui se gonfle en attente de la tempête (« Lost On The Way »), avec des pauses entretenues par l’ensorceleuse Circé (« Le Sommeil des sirènes ») sans oublier les réminiscences bienvenues de « tourneries » orientales.

Une épopée dont on ne saisit pas toujours le sens musical, tant les projets et la musique sont cérébraux, mais Louis Sclavis fait le pont entre des musiques jugées souvent incompatibles, et en met en valeur les affinités. Toujours original et audacieux, il a déjà su, par le passé, réconcilier les diverses tendances en introduisant dans sa musique un folklore, classique, Ellington, Ernest Pignon-Ernest et autres influences, en imposant une conception très rigoureuse de l’improvisation qu’il assimile à un travail de composition physique et intellectuel.

Deuxième soir : jeudi 12 août - Das Kapital

Das Kapital © H. Collon/Objectif Jazz

Sur la terrasse, en dégustant de bons Côtes du Lubéron blancs apportés par des producteurs différents chaque soir, on écoute Das Kapital plays Hanns Eisler, curieux trio de jazz, 100% européen composé du Danois Hasse Poulsen, de l’Allemand Daniel Erdmann et du Français Edward Perraud pour une critique « marxiste » enfin réjouissante sur fond de free, de rock ou de bossa nova. Spontané, nécessaire, l’engagement produit un effet immédiat : cette musique, jamais austère, séduit par sa façon de mêler les ballades et les barricades (cf l’album Ballads and Barricades). Ce n’est pas un hasard si Erdmann a fréquenté le Conservatoire Hanns Eisler à Berlin et appris à connaître le travail de ce compositeur au destin tourmenté, ballotté entre l’Est et l’Ouest sans jamais trouver sa place, victime des circonstances et des folies idéologiques. Les deux autres s’attaquent avec vigueur et enthousiasme aux partitions de cet « autre Weill » en les décontextualisant afin qu’elles atteignent une vérité universelle. Méconnu hors de l’ex-RDA, où il fut un temps célébré par les communistes, Eisler, disciple de Schönberg, partage avec Kurt Weill, le fait d’avoir été proche de Brecht et compositeur de musique à Hollywood. Le message est clair, la résistance est le mot d’ordre de cette musique inventive, rebelle, militante, énergique cela va sans dire, avec un tel trio d’« allumés ». Perraud s’en donne à cœur joie à la batterie, Hasse Poulsen martyrise sa guitare et Daniel Erdmann pousse de rauques sanglots, mais aussi de burlesques grognements. On saisit des bribes de phrases qui sonnent comme des prophéties « On dit que le rock est mort. On dit que le jazz l’est aussi. On a enterré le socialisme. La liberté a été sécurisée. 68 est en retraite »… Surprise pour le public, qui manifeste son intérêt : Das Kapital anime un spectacle drôle, intelligent, vif et percutant.

Dans la Cour d’Honneur : Andy Emler MegaOctet

Sans doute la formation que nous avons le plus entendue ces dernières années et qui est chaque fois à la hauteur de nos attentes. Que peut-on encore écrire qui n’ait déjà été dit sur cette belle machine à « groover » ? Après le succès des albums West In Peace et Dreams In Tune, le MegaOctet a remporté tous les suffrages, prix et autres Victoires. S’il en est heureux, Andy Emler s’interroge cependant avec lucidité sur cette réussite survenue après plus de vingt ans d’activité. Le talent d’écriture n’était-il pas déjà là dans les précédents programmes ? Fallait il attendre la réunion d’autres facteurs imprévisibles comme une conjoncture plus favorable, la création d’une formation brillante qui a su trouver ses marques, l’évolution du goût du public et de la profession ?

Fabrice Martinez © H. Collon/Objectif Jazz

Après avoir assisté à la balance et avec en mémoire le concert fou d’Avignon d’août 2008 (Andy Emler était alors président du jury du Tremplin Jazz), on pouvait s’attendre à une prestation explosive. Surprise une fois encore : la musique est d’une grande intensité et le sérieux est même de mise avec des moments d’émotion perceptible comme le solo de Thomas de Pourquery. Le public a l’impression que le groupe joue avec une rigueur jamais atteinte, comme s’il s‘agissait d’un nouveau défi, grâce à l’extraordinaire cohésion des musiciens. Pourtant, sa tournée estivale ne comportait cette année que trois dates, dont une seule dans le sud ! A titre de comparaison, quand on sait que le trio de Bill Evans avec Gary Peacock et Paul Motian pouvait investir le Vanguard neuf semaines d’affilée, on comprend mieux la formidable entente entre musiciens, le travail et les progrès accomplis ! Alors comment le MegaOctet atteint-il cette alchimie singulière ? Jouée à neuf (chef compris), plus le dixième homme, Gérard de Haro, venu en voisin du Studio de la Buissonne, à Pernes-les-Fontaines, la musique d’Andy Emler est lyrique sans débordements, ni académisme d’ailleurs : il sait doser l’émotion, introduire des ruptures abruptes et décisives, avec un sens impertinent du collage. On reconnaît le Mega dès le démarrage, généralement tonitruant, avec une paire rythmique sensationnelle, très près du piano, Claude Tchamitchian arborant souvent un grand sourire tout en propulsant l’ensemble avec Eric Echampard dans un « engagement » de tous les instants - au sens sportif du terme, comme au rugby : le titre du morceau « Crouch, Touch and Engage » [1]) décrit admirablement le comportement d’équipe, le sens du collectif de ces « petits », dont chacun a une personnalité affirmée.

Andy Emler © H. Collon/Objectif Jazz

L’ensemble n’est jamais tout à fait là où on l’attendrait. Les souffleurs ont une place de choix dans cette architecture délicate et pourtant solide : jamais soufflés, toujours à vif, Laurent Dehors et Thomas de Pourquery se répondent tout en se provoquant, mais l’intervention de « remplaçants » peut changer la coloration, attendrir l’intensité des joutes, atténuer le choc des mêlées. Ce soir là, le trompettiste Fabrice Martinez ne fait pas oublier Laurent Blondiau, mais donne à entendre tout autre chose, un solo presque amoureux dans sa volupté. Philippe Sellam [2] est ce soir - comme souvent - remplacé par Adrien Amey, le saxophoniste alto qu’on connaît depuis TTPKC et le Marin ; lui aussi tire très bien son épingle du jeu.
Toutes ces « pointures » échangent de façon enjouée et véloce au sein d’un ensemble très dirigé, d’une mécanique de haute précision.

Troisième partie de soirée : retour sur la terrasse

Passer après le MegaOctet est plus que dangereux, le public étant encore sous le coup de la jubilation qu’engendre ce détonant orchestre. Mais, dans la fraîcheur de la nuit, « autour de minuit », moment inspiré s’il en est, comment ne pas s’abandonner au duo du contrebassiste Yves Rousseau et de la chanteuse Jeanne Added ? Avec Poète, vos papiers ! [Harmonia Mundi], Yves Rousseau mettait en musique des poèmes de Léo Ferré [3] et, au sein de son quartet, faisait la part belle à la chanteuse au côté de Claudia Solal ; ici, il a choisi d’inventer un nouvel échange inspiré d’autres poètes : Bonnefoy, Artaud… De cette aventure duelle, de ce moment intense entre parler et mélodie pure, l’incantation et cri, de la fluidité de ces mises en musiques de textes contemporains revisités par le chant de cordes sensibles, on retiendra surtout l’emportement de Jeanne Added sur « L’été s’en fout » [4]. La jeune femme crache sa colère, sa hargne ou sa rage, appelez ça comme vous voudrez, en insistant parfois un peu trop sur les finales, avec un balancement inconscient qui devient mécanique et finit par instaurer une sorte de transe. Émouvant instantané, Thomas de Pourquery, présent dans l’assistance, se voit convié à mêler sa voix à « Où va cet univers ? » (encore Ferré !) À chaque concert du MegaOctet il se risque, souvent sur le mode burlesque, à pousser son petit couplet, mais il a de réelles dispositions. Le chant n’est pas enfoui, il est bien là ; encore faut-il qu’il prenne un peu d’assurance et se découvre entièrement. Une mise à nu exigeante et cruelle…

Troisième soirée : vendredi 13 août

Sur la Terrasse, on assiste tout d’abord à une création épatante, un programme répété en résidence dans la région par le trio du guitariste Rémi Charmasson avec Eric Echampard et Claude Tchamitchian, intitulé Wired Fishes. Grand amateur de vie en plein air, adepte de l’« outdoors » sous toutes ses formes, fan de Jim Harrison et de bien d’autres poètes, Charmasson est un personnage (de la vie musicale) des plus intéressants qui a toujours abordé le jazz comme les autres musiques fondatrices de l’américanité (folk, country, blues et rock) (témoin le quartet franco-américain où il s’est frotté à André Jaume et aux formidables Tom Rainey et Scott Colley). Plus récemment, le label Ajmiseries a édité ses Manœuvres en quintet, avec, déjà, la même rythmique. Fou d’Amérique, il en connaît les mythologies autant que les plus sombres réalités. Toujours la tête dans les étoiles, comme les « Dharma buds » de Kerouac, il propose ici, dans une grande fraternité de jeu, une création imaginaire à l’âpre beauté. Amoureux de la guitare (il en connaît l’histoire par cœur), et formidable conteur, en alliant truculence méridionale, goût du terroir et dextérité hors norme, il devient une espèce de « guitar hero » sudiste, provençal sans le moindre folklore. Sa guitare recrée des images dans une perspective différente, un lyrisme sans sensiblerie, et son trio allie puissance et finesse pour livrer une musique influencée par le rock sauvage et pur. Convaincant, d’autant qu’on apprécie la franchise de la démarche, le fait de ne pas élaborer un savant discours, mais de jouer ce qu’on ressent !

Rémi Charmasson © H. Collon/Objectif Jazz

La Cour d’Honneur : E.C.H.O.E.S de Christophe Leloil

Avec cette formation originale, on a l’incarnation même de « l’amour rêvé du jazz, un chant d’amour à son histoire et à celle de la trompette » [5]. E.C.H.O.E.S est un exemple parfait de programmation pertinente, c’est-à-dire juxtaposant de multiples courants ou styles - bref, ce qui fait un vrai festival : ici pas de « soirée blues », « bossa » ou « latin jazz », mais de vrais coups de cœur, des valeurs sûres qui permettent aussi d’entendre des créations, des avant-gardes improbables, mais aussi des formations qui réfléchissent à l’histoire du jazz. Le sextet de Christophe Leloil présente ce soir une suite très en place où les musiciens (jeunes) tiennent leur rôle avec sérieux : costume-cravate, ils jouent la carte d’un certain decorum, comme jadis sextet d’Art Blakey ou le quintet de Miles, une des références du trompettiste. L’hommage, rigoureux et talentueux, est présenté par le leader comme très écrit, mais à « porter » dans la plus grande liberté. Il ne s’agit en aucun cas d’une musique de répertoire. De quoi faire éclater quelques « a priori » tenaces, décloisonner et décoller les étiquettes. Ces musiciens ne sont pas des « revivalistes », des traditionalistes tendance intégriste ; ils s’essaient à une musique de création la plus large possible, au sens que revêt ce concept dans le jazz. Tous sont de haut niveau et eux-mêmes leaders (la pianiste Carine Bonnefoy et les saxophonistes Thomas Savy et Raphael Imbert) [6]. Voilà qui est dit, puisqu’il faut toujours, de ce côté-ci de l’Atlantique du moins, expliquer sa démarche, se justifier d’être « actuel » en aimant tout de même la tradition… Mais en France, on aime tellement les « chapelles ». Ajoutons enfin que les solos de Thomas Savy au baryton, où on ne l’attendait pas précisément, et ceux de Raphael Imbert à la clarinette basse avaient de quoi ravir autant que surprendre par leur élégance incandescente… Quant à Leloil, on a déjà dit - mais on redira - tout le bien qu’on pense de son jeu au bugle ou à la trompette avec toutes ses sourdines, pour que cela sonne comme un big band en sextet, entre Woody Shaw et Tom Harrell !

Christophe Leloil ECHOES © H. Collon/Objectif Jazz

Fin de partie : back to the terrasse

Le duo rémois du pianiste Francis Le Bras et du saxophoniste Daniel Erdmann fait sensation malgré un froid vif et persistant : ces deux-là renouvellent l’art d’improviser de façon subtile et montrent un désir authentique de proposer une musique personnelle. Ils parviennent avec une économie rare à investir tout l’espace avec un étonnant sens de la construction, un lyrisme discret et pourtant frémissant. Dans ces exercices de style, pianiste et saxophoniste ont trouvé à s’accorder, entre écrits et improvisation… Moment délectable avec le son velouté du saxophone qui peut aussi devenir vibrant et tout en souffle. Le piano, quand il n’est pas remplacé ou doublé par le Fender Rhodes, est le compagnon précieux, inestimable, l’allié substantiel, inséparable. Nous l’avions dit déjà à la sortie de leur album sur le label Vent d’est, ils réussissent à prendre à revers, à déséquilibrer le public qui, du coup, ne peut que se laisser emporter. Un frisson constant sous-tend la musique où on repère le discours en français de Daniel Erdmann, même si on ne comprend pas toujours à quel degré il se situe. Un langage unique, vous dit-on !

Dernier soir : samedi 14 août

Toute la journée, l’équipe de bénévoles, les organisateurs, le collectif ont redouté l’orage, suspendus à des bulletins météo parfois contradictoires. Il éclate en milieu d’après-midi alors que le groupe Vertigo Songs arrivait pour sa balance. Et puis - miracle : c’est l’accalmie et la promesse joyeuse des concerts du soir.

Jean-Paul Ricard affectionne tout particulièrement les femmes, son équipe de l’Ajmi est majoritairement féminine et les « Ladies of Jazz » trouvent toujours grâce à ses yeux. Il aime aussi les pianistes, et leur a souvent fait la part belle dans sa programmation, tant à l’AJMI qu’à Jazz in Arles au Méjan. A la Tour d’Aigues, il a utilisé au mieux la terrasse du château pour concocter des concerts délicats, à la fois intimes et forts, sur fond de paysage exceptionnel, le Luberon tout proche. Pour le dernier soir, deux concerts féminins avec pour clore la fête Laure Donnat dans son hommage à Billie Holiday, Gloomy Holiday.

En première partie, la chanteuse Marion Rampal dans le « Vertigo Songs » de la pianiste Perrine Mansuy suscite l’enthousiasme. C’est un des derniers coups de cœur du programmateur, qui aime faire connaître ces femmes ou plutôt ces musiciennes (car le sujet est toujours délicat et les femmes sont des hommes comme les autres - enfin on aimerait pouvoir le croire…), toutes deux de la région, qui plus est. La jeune Marseillaise, également flûtiste sans être pour autant apparentée à Jean-Pierre Rampal, a un sacré tempérament. Repérée par Raphaël Imbert qui l’a prise sous son aile, elle chante de tout son corps avec une conviction évidente. Nous l’avions remarquée il y a deux ans, au festival du Tremplin Jazz d’Avignon dans son programme très rock My Own Virago où certains accrocs, certains accents rauques nous avaient troublée. Elle nous avait avoué alors que c’était dû au froid. Il n’empêche que vibrait quelque chose de palpable, une corde décidément sensible.

Perrine Mansuy © H. Collon/Objectif Jazz

Le très prometteur Vertigo Songs, à paraître sur le label Laborie Jazz en co-production avec l’Ajmi, est construit autour de la pianiste Perrine Mansuy, co-auteure des compositions avec Marion Rampal ; toutes deux sont soutenues par les percussions de Jean-Luc Di Fraya et par Rémy Decrouy, guitare et effets électroniques, samples. Ce répertoire nous invite-t-il à nous perdre dans un vertige, à nous souvenir des belles choses, comme de l’univers d’Hitchcock ? Di Fraya, compagnon d’autres aventures de Perrine Mansuy, contribue nettement à la cohésion de l’ensemble, sans y mêler sa voix de haute-contre (qu’il a fort belle, pourtant). Manifestement, Marion Rampal a écouté beaucoup de choses, sans se soucier des frontières stylistiques… Elle revisite aussi bien le « Moon River » de Henri Mancini (chantée, dans le film de Blake Edwards Breakfast at Tiffany’s, par la merveilleuse Audrey Hepburn qui s’accompagnait au banjo) que le « Smile » des Temps modernes du grand Charlie Chaplin… Mais elle évoque parfois les univers singuliers et lyriques de Jeff Buckley ou la pop sweet du guitariste Gary Lucas, avec des détours du côté de Rickie Lee Jones et de Joni Mitchell.

« Le meilleur moyen d’écouter du jazz c’est d’en voir », lit-on sur les tee-shirts labellisés « Allumés du Jazz ». Point besoin de vedettes américaines – ce qui ne signifie pas qu’on ne les aime pas - mais sans le côté paillettes et people, même si ces effets, plus restreints en jazz, ne concernent que des poussières d’étoiles, icônes dont le nombre se raréfie avec le temps. On ne vient pas ici pour consommer le jazz et les musiques voisines sur place en zappant, mais pour assister à une série de concerts qui ont un sens parce qu’on a voulu leur en donner un, l’équipe organisatrice souhaitant « donner à voir et entendre » tout en partageant émotions et découvertes, histoire et modernité. Car Jazz à la Tour est d’abord une formidable équipe, un vrai collectif qui travaille et s’exprime aussi avec des moyens modernes ; et soutient l’action conviviale de défrichage, d’apprentissage entreprise par des scènes de jazz comme l’Ajmi.
Heureux d’avoir pu partager les moments les plus forts tout comme les difficultés de cette première édition, on espère compter désormais avec La Tour d’Aigues dans le paysage culturel et festif de l’été en Provence.

par Sophie Chambon // Publié le 8 novembre 2010

[1Qui est aussi celui du dernier album.

[2Qui fut, avec François Verly, membre du tout premier MegaOctet.

[3Le second volet sera créé fin novembre à Argenteuil

[4Ferré, encore - il était impossible de ne pas inclure dans ce répertoire-ci ses textes si forts

[5Dixit Jean-Paul Ricard, programmateur du festival.

[6Qui nous a fait découvrir le son incomparable de Christophe Leloil dans ses propres formations, dont Nine Spirit en 2002, à Marseille