Jean Charles Baty : Lester Young and Billie Holiday
Billie Holiday méritait bien au moins deux albums cette année : le premier célèbre la rencontre décisive avec celui qu’elle a surnommé « Prez », le saxophoniste ténor Lester Young, son accompagnateur préféré, cet alter ego étrange autant qu’étranger dont elle « raffolait ». Tous deux ont enregistré les pages sublimes d’une romance jazz. Ils illustrent l’amour le plus sublimé de toute l’histoire de cette musique, et leur complicité est évidente quand on les écoute s’enrouler musicalement l’un autour de l’autre.
Des premiers titres, en juin 37 avec l’orchestre de Teddy Wilson (« I Must Have that Man », « Fooling Myself », « I’ll Never Be the Same », et des enregistrements avec son propre orchestre (« Back In Your Own Backyard », avec ce solo plein de swing de Lester ou le mémorable « I Can’t Get Started », qui révèle un accord musical parfait), jusqu’à la bouleversante session pour CBS en décembre 57 (« Fine and Mellow », d’autant plus déchirant que Billie amaigrie, au bout du rouleau, regarde avec douceur ses partenaires), on écoute d’un trait et avec délice les méandres musicaux du « long box » - conseillé car fort pratique : pour la musique, le parcours est royal. Mais comment pourrait-il en être autrement avec deux musiciens de la trempe de « Prez » et « Lady Day » ?
Le disque consacré à de Lester Young s’intitule Lester Swings. Qui ne se laisserait convaincre par ce ténor au formidable lyrisme, le premier grand rêveur de l’histoire du jazz, qu’il parcourt avec une nonchalance non feinte ? Dans les premières années, c’est pourtant l’emballement qui domine avec un son léger, propulsé droit. Young fait ses vrais débuts avec Count Basie et ses solos sur « Shoe Shine Boy » (9 novembre 36), suivi de « Oh Lady Be Good », allaient influencer toute une génération de jeunes musiciens - une « leçon magistrale sur l’art de développer des motifs courts et de construire un solo ». Devenu vedette à son tour il ne cessera de quitter et retrouver Basie tout au long de sa carrière, jusqu’au fameux festival de Newport en juillet 1957 (« Boogie Woogie ») ; en effet, Lester a suivi un parcours un peu chaotique : il a entrepris de monter son propre orchestre, par exemple, et tourné avec le Jazz at the Philarmonic de Norman Granz de 46 à 50 (« I Surrender, Dear », ou « Embraceable You »).
A la série de thèmes magnifiques proposés ici, manquent néanmoins deux pièces indispensables : « Lester Lester Leaps In » et le chef-d’œuvre - peu swinguant, certes - la ballade « These Foolish Things ».
Seule réserve, le traitement graphique choisi par Jean-Charles Baty, un peu décevant par son style misérabiliste, sa palette limitée, ses couleurs froides, sombres, un peu marronnasses. Les protagonistes sont peu ressemblants. Sans doute un parti-pris, mais qui nous a empêché d’adhérer à l’histoire - même si, fort habilement, le scénariste-dessinateur a lié les deux CD en faisant raconter par Lester (à Billie), au soir de leur vie, une « chase » épique avec son rival de l’époque, le roi du saxophone ténor, Coleman Hawkins, à Kansas City en 1933. Un flash-back ingénieux qui aurait mérité un graphisme plus allègre et original.
Marcelino Truong : Billie Holiday
L’autre BDJazz consacrée à Billie Holiday traite thématiquement de chansons d’amour. Il est juste de considérer Billie comme une grande amoureuse : elle n’a jamais eu de chance avec les hommes qu’elle a choisis, aucun n’a pu la rendre heureuse. « Rejetée par sa famille, délaissée par son père et sa mère, elle se mettra toujours en position d’être punie : elle deviendra dépendante des hommes » écrit Sylvia Fol dans son excellente biographie, citée dans la bibliographie.
La chanteuse savait à merveille distiller le blues de sa voix traînante au timbre si particulier, à la fois mélancolique et langoureux, et c’est un vrai coup de cœur musical qu’on ressent à l’écoute des chansons sélectionnées ici, qui couvrent toute l’étendue de sa carrière. L’intérêt musical de ce double CD est de montrer l’évolution de sa voix et de son phrasé original, des années trente [1] à la dernière période, où sa voix éraillée et déclinante nous émeut encore, autrement, accompagnée par le piano de Jimmy Rowles. Pour les années quarante, notons deux versions étonnantes de « Traveling Light » avec le grand orchestre de Paul Whiteman et un « Body and Soul » aux cordes déployées, avec Howard McGhee à la trompette.
Et la BD ? Le travail de Marcellino Truong n’est pas toujours convaincant. Billie apparaît étrangement lointaine, stylisée, silhouette calme, en blanc, yeux de cauris et lèvres carmin. Un graphisme trop sage, épuré, un peu exotique. En revanche, si la BD ne raconte pas d’histoire, chacune des chansons est illustrée sur une double page, sans autre légende que les paroles en anglais… Pour celles qui voudraient s’entraîner à fredonner du Billie Holiday… Mais à ces « lyrics » souvent mièvres, elle seule sut apporter une interprétation nouvelle, une originalité et une fraîcheur inhabituelles. Elle usait du vibrato pour renforcer la puissance d‘un mot ou d’une sensation, vibrait à l’unisson de la musique. Elle n’a jamais rien voulu être d’autre qu’une chanteuse de jazz, une vraie musicienne.