Chronique

Jazz aux Champs-Elysées

Label / Distribution : INA

« Une émission européenne de variétés et de jazz donnée avec le concours de Radio Genève »…Ainsi commençait la présentation de Jack Dieval, après l’indicatif, un rien emphatique, thème de son concerto pour piano, suivi du « Jumping with Symphony Sid » de Lester Young.
Mais qui était donc Jack Dieval, allez-vous demander, avec raison ? Car nous parlons ici d’un temps que les moins de cinquante ans ne peuvent connaître… Accompagnateur d’Henri Salvador, ce moustachu fumeur de pipe, producteur, présentateur et pianiste, animait avec l’orchestre-maison de la Radiodiffusion française, « Jazz aux Champs-Elysées », émission lancée en 1954 et qui dura vingt ans. Le Xavier Prévost de l’époque, si on ose une comparaison avec l’animateur actuel de « Le bleu, la nuit…/Jazz sur le vif » au studio Charles Trenet ou au studio 105 de Radio France, qui serait de surcroît pianiste-accompagnateur de luxe puisqu’il participa aussi à des sessions mémorables avec Eric Dolphy et Donald Byrd, Woody Shaw…

Cette émission culte a fourni la matière du nouveau CD de la collection « INA mémoire vive », Jazz aux Champs Elysées : le responsable éditorial de ce projet, Pascal Rozat, propose cette fois, après l’enthousiasmant « Jazz sur la Croisette », qui traitait du Festival de Jazz de Cannes 1958, une nouvelle plongée dans les archives de l’INA, qui n’en finissent pas de révéler leurs trésors. Il a sélectionné avec soin et patience, parmi des centaines d’heures d’archives, un programme exclusivement composé de jazz qui remonte aux premières années de l’émission. Un document d’archive unique qu’il n’est pas inutile d’écouter aujourd’hui pour se rendre compte qu’en 1954, sur les ondes de Paris Inter, existait un orchestre formidable, le JACE All Stars, qui enregistrait en direct avec les pointures américaines de passage (Donald Byrd, Lucky Thompson, Herb Geller, Stan Getz). La fine fleur du jazz français de l’époque participait à l’émission, car Dieval savait s’entourer : René Thomas, Gérard Badini, Géo Daly, Roger Guérin… Mais il encouragea aussi « les jeunes lions » tels Sacha Distel et Barney Wilen. Daniel Humair nous prodigue ainsi un « Drum Boogie » époustouflant en 1959.

Plus étonnant encore et ceci mérite d’être souligné, le reste des enregistrements était fourni par des stations européennes suisses ou allemandes (la Süddeutscher Rundfunk de Stuttgart avec un formidable Big Band dirigé par Erwin Lehn) : Jazz aux champs Elysées voyageait en effet dans la vieille Europe, et expérimentait même de nouvelles techniques en duplex. C’était le début de l’Eurovision et plusieurs fois par an, raconte Pascal Rozat, « cette joyeuse internationale du swing se retrouvait le temps d’une soirée de gala dans une grande ville d’Europe », sur des scènes renommées : Palais de Chaillot, Konzerthaus de Vienne…

Les vingt-et-un extraits, soit 75mn passionnantes, historiques, qui figurent sur ce CD datent d’entre 1955 et 1959 : on écoute avec ravissement un échantillon de ce jazz décomplexé : l’épatant vibraphoniste Géo Daly dans un étincelant « Moonglow », la délicieuse Blossom Dearie à la voix acidulée, Stan Getz et le Big Band avec cordes dirigé par le jeune Michel Legrand dans « I Remember Clifford » ou « Perdido », Chet Baker et la pétulante Caterina Valente, chanteuse-vedette Outre-Rhin dans un bien bel « I’ll Remember April », en 1956 à Baden Baden. Et que dire de ce « Bewitched » si justement nommé (Rogers & Hart) par un Guy Lafitte ensorcelant au ténor ? Puis revoici Blossom Dearie à la tête de ses Blue Stars dans un « Cherokee » endiablé qui n’a rien à envier aux prouesses vocales et rythmiques des Double Six.

Cette compilation exclusive au son remasterisé comporte donc des inédits qui permettent de revivre l’ambiance de l’époque. Comme si on y était ! La nostalgie est toujours de mise mais il est réconfortant de savoir que toutes ces pépites ne sont pas perdues dans les profondeurs de l’Ina-Sierra Madre ! Louons de telles initiatives qui font revivre ces témoignages inestimables de ce que l’on pourrait appeler « archéojazz » à l’orée de ce troisième millénaire qui n’en finit pas de se demander si le jazz est encore actuel et de saison.

Voir aussi : Jazz sur la Croisette

par Sophie Chambon // Publié le 29 décembre 2010
P.-S. :

Précision d’importance :

En complément du CD, paru le 4 novembre 2010, le site de l’INA propose plus de six heures d’archives inédites extraites de l’émission qui permettant d’entendre quelques jazzmen américains et européens des années soixante, entourés du pianiste Diéval et de ses musiciens.

Ces archives inédites sont disponibles à l’achat en packs promotionnels consacrés à Donald Byrd & Bobby Jaspar, Eric Dolphy en 1964 (peu avant sa mort à Berlin), Herb Geller, Jean-Luc Ponty, Kenny Drew, Lucky Thompson, Toots Thielemans ; y figurent aussi des extraits rarissimes d’un tout jeune Joe Zawinul au sein de son Austrian All Star, avant son départ aux USA, et une version inédite de la « Suite en Ré bémol pour quartette de jazz » de Martial Solal avec Daniel Humair (dms), Roger Guérin (tp) et Paul Rovère (cb)