Scènes

Jazz sous les Pommiers 2009

Un voyage au cœur des espaces intimes et artistiques ; des histoires de racines, de belles pommes et de fruits de la passion.


De longs mois d’attente et d’impatience mêlés de curiosité précèdent chaque nouvelle édition de « Jazz sous les pommiers ». La 28e s’est déroulée du 16 au 23 mai 2009, rassemblant les aficionados normands de jazz et musiques improvisées, ceux d’ailleurs et d’autres encore, attirés par les projets plus ouverts, les créations étonnantes et les découvertes promises par un comité de programmation polycéphale, dont les choix sont aussi variés que pertinents.

Rares sont ceux qui ne trouvent pas leur bonheur au cours de cette semaine où l’on embarque comme sur un navire pour un périple à la rencontre d’influences multiples - exotiques, raffinées - qui inspirent quelques huit cents musiciens (professionnels et amateurs) à Coutances.

Samedi 16 mai, tous sur le pont !

Ahmad Jamal/James Cammack © P. Audoux / Vues sur Scènes

De la Normandie à Madagascar, de la Belgique aux Etats-Unis, en passant par le Cameroun et Israël, la première journée du festival nous a presque donné le mal de mer… Mais c’est avec douceur que le quintet Renza Bô a lancé les premières notes cuivrées dans l’air. L’appel de Pierre Millet, compositeur et trompettiste normand, est délicat et apaisé, apprivoisant les sons auxquels viennent se mêler les cloches de la cathédrale. Comment ouvrir cette folle parenthèse musicale ? Rejoint par Andy Sheppard, résident depuis deux ans à Coutances, il trouve la réponse avec agilité jusqu’à jouer un inédit, « L’amicale des sphinx » : subtile, mystérieuse et colorée, telle est la couleur proposée.

Les mains du prophète

Pour cet unique concert européen du printemps 2009, Ahmad Jamal propulse le festival jusque dans les hautes sphères. Il commence par présenter ses mains au public, puis passe aussitôt à la présentation des musiciens : James Cammack (cb), James Johnson (b) et Manolo Bardena (perc, cga), avec qui il entretient une fraternité solide et visible. Le dialogue est permanent, le dernier mot revenant souvent à Ahmad Jamal, dont les mains cherchent toutes les cabrioles possibles dans les aigus, se lèvent, s’écrasent, s’allongent sur le clavier pour redevenir, dans un souffle, souples et délicates. Ces mains-là appartiennent au piano, en prolongement du corps de ce magicien des sons qui en fait un langage. Elles désignent, saluent, appuient un solo, réclament du soutien, félicitent. Il nous tient du bout du doigt, soulève les spectateurs de leur siège aussi souvent que lui-même en décolle. Manolo Bardena a le champ libre pour s’adonner à toutes les formes d’expérimentations et à des solos délirants. Deux rappels, un sourire magistral, le maître nous a comblés.

Entre les sketches, on fait de la musique…

Philip Catherine, accompagné par Philippe Aerts (cb) et Mimi Verderame (b), fait en solo un numéro de clown (le sketch du micro qui ne veut pas rester en place), puis joue « Letter from my Mother », « Janet »… Douces mélodies, feutrées et tendres.

L’hommage rendu à Joni Mitchell par Yaël Naïm et les fins jazzmen qui l’entourent (Stéphane Belmondo (tp), David Donatien (perc), Dré Pallemaerts (dm), Eric Legnini (p), Laurent David (b), Xavier Tribollet (claviers)) nous a moins séduits qu’intrigués. Touchante, la chanteuse en robe de fée, pieds nus, se perche comme un oiseau sur un haut tabouret. Mais cette carte blanche, ce pari, reste un « work in progress », une sympathique répétition entre amis malgré le talent des artistes.

Black Magic Woman : Sandra Nkaké

Mansaadi, titre de l’album sorti en 2008, est aussi celui de l’hommage à la mère de la chanteuse, figure qui illumine cette première journée de festival. Elle lui donne de la force, une source d’inspiration, de l’espoir. « I Know You’re Over Me », « I Can Smile Again ». Cette artiste à la voix sublime, d’origine camerounaise, s’empare de la scène avec une belle énergie et « joue » son histoire musicale et personnelle avec un bonheur communicatif. La « Mauvaise réputation » qu’elle reprend comme un manifeste, c’est surtout la volonté de ne respecter aucune des instances qui nous repoussent dans des cages opaques. Lumineuse, sensuelle et drôle, elle s’entoure de musiciens remarquables, notamment Yann Jankielewist au saxophone et Guillaume Farley à la basse. (Stéphane Belmondo crée la surprise en s’invitant sur scène !)

Sandra Nkaké © P. Audoux/Vues sur Scènes

Dave Holland Quintet

Mercredi 20 mai, la salle Marcel Hélie accueille le quintet de Dave Holland pour un des grands moments du festival. Dès le premier morceau, « Step to It », pleins feux sur le saxophoniste Chris Potter au charme tranquille et hypnotique. Exubérant, il exécute avec une improbable vélocité un « À Rio » qu’il achève sous les vivats. Le vibraphone de Steve Nelson est comme un personnage qui vogue et danse au gré de ce voyage au Brésil, accompagné par les notes rondes de Robin Eubanks au trombone. Dave Holland joue seul « The House of Never », une histoire qu’il nous livre en aparté, au creux de l’oreille, à cœur ouvert. Il est rejoint par Nate Smith pour un duo sportif suivi d’un incroyable solo du batteur ; ce dernier joue avec les silences qui s’éternisent et déstabilisent le public, provoquant même des rires - de surprise, de flagrant délit de décalage, de plaisir aussi. Retour des cuivres dans la même bonne humeur. Avec « Secret Garden », le quintet plonge dans l’orientalisme et les secrets paraissent plus opaques que jamais. Entre Potter et Eubanks, la discussion se fait transe pour un dernier morceau en forme de course effrénée sous l’œil amusé et ébahi de Dave Holland. « Easy Did It », dédicacé à la Nouvelle-Orléans, répond à l’ovation de la salle.

Vendredi 22 mai, grandes formations et émotions fortes

Django Bates, le phénomène

Django Bates est aussi déconcertant en solo qu’accompagné, comme ici, par dix-huit musiciens danois. Le StoRMChaser, qui échappe aux moroses classifications de genres et d’univers, est un remède décoiffant à tous les carcans idéologiques et théoriques, aux pensées étriquées. La décontraction affichée du pianiste anglais et la fraîcheur des Scandinaves servent des compositions complexes qui donnent régulièrement la parole aux solistes. Un « show » sans trêve, à l’anglo-saxonne, un bonheur d’humour et de surprises.

Toujours sur le registre clownesque, second degré, Bates parvient à mettre en lumière et en musique les problématiques du quotidien, moins drôles que ce qu’il veut en montrer. C’est là tout son art et son style propre. « The Right to Smile » est l’histoire d’un Russe qui réclame le droit de sourire sur sa photo de passeport ; construit autour d’hymnes nationaux version « destroy », le morceau lui offre - au clavier et au chant - un espace d’exploration free dont il s’empare comme un ogre. « This Feel Like The End » est un hommage à tous les êtres vivants, mais aussi à toutes les bactéries qui leur survivront… De la dédicace aux Coutançais à l’hommage aux monstres marins en tout genre (dont ceux qu’on avale ou recrache : les huîtres !) chaque pièce est mise en scène mais toute en nuances. Bates fait des efforts pour parler français mais la présence d’un interprète s’avère nécessaire…. D’ailleurs, celui-ci renforce l’aspect théâtral du concert en commentant avec plaisir, en rattrapant les faux-départs et en glissant à l’occasion un petit encart publicitaire - poétique bien sûr ! Bates parvient à nous entraîner dans une fête délirante, décomplexée, aux frontières de la comédie musicale politiquement incorrecte. Fanfare funk (« Fire Brigade ») ou reprise de « New York New York », les Danois sont des Arlequins et la belle Joséphine Linstrand au chant est une charmante Colombine dont la voix éclaire les compositions et semble faire écho à celles du New Large Ensemble, entendues quelques heures plus tôt sur la même scène.

Django Bates/StoRMChaser © P. Audoux/Vues sur Scènes

Carine Bonnefoy et le New Large Ensemble

Même lieu, même jour, même nombre de musiciens ou presque, et pourtant, deux univers résolument différents. Carine Bonnefoy, compositrice, arrangeuse et pianiste française, est ici à l’origine d’un projet ample et ambitieux. Avec « Outres-terres », elle nous ramenait à l’époque des grandes explorations, sur la trace de ses propres ancêtres. Le voyage se poursuit à Coutances grâce à l’oreille passionnée de Denis Le Bas, directeur du festival, qui lui donne l’occasion d’en créer la suite pour Jazz sous les Pommiers. Veste noire, longs cheveux libres, la chef d’orchestre est constamment à l’écoute attentive et rigoureuse de son équipage à deux contrebasses ; C’est le Jour J, celui de la création de l’œuvre… cela donne aux compositions une touche de délicatesse supplémentaire. On remarque surtout les voix — sa marque de fabrique, sa signature — de Deborah Tanguy, Jean-Luc Di Fraya et Nelly Lavergne qui, utilisées comme des instruments, se font aériennes, diaphanes… La guitare est tantôt volcanique, tantôt lunaire, remarquable en solo, Frédéric Favarel trouve manifestement son bonheur dans cette expédition, comme les autres musiciens dont Bonnefoy s’entoure et pour qui elle compose individuellement. Dix-sept Français qu’elle a choisis comme on imagine une famille idéale. L’« intrus » est belge ; batteur et percussionniste, il se nomme André Charlier. Carine Bonnefoy partage avec lui une grande complicité artistique, notamment à travers le travail sur les sonorités polynésiennes. « Inner Dance » est né de la rencontre avec Charlier et Benoît Sourisse pour explorer les relations entre mélodie et rythme, chant et danse. Pour un hommage à une tante qui la faisait rire… aux larmes, Bonnefoy passe à l’orgue pour les « Larmes de Noé ». Cette formation rare, dont les exotismes subtilement jazzistiques se font tour à tour ballades ou quêtes, propose un moment précieux sous forme de mouvement unique, qu’on perçoit comme dans un souffle.

Emile Parisien Quartet

Le groupe joue le répertoire de son tout nouveau Original Pimpant (lire notre interview). L’œil perçant, Emile Parisien raconte une première histoire, celle du « Clown tueur de la fête foraine » (morceau figurant sur son précédent album, Au revoir Porc-épic) sur un ton à la fois burlesque et angoissant. Un univers à la Tim Burton se met en place — narratif, ludique, mais inquiétant…« Darwin à la montagne », largement basé sur l’improvisation, décoiffe les marins recueillis, suivi par un mélancolique « Requiem Titanium », un tragique « Bel à l’agonie » (d’après Wagner) ; les influences diverses créent des paysages infinis à défricher, colorés d’énergie et d’imagination. On sent une auto-dérision sous-jacente entre les quatre musiciens qui, de toute évidence, s’entendent à merveille.

Emile Parisien
©Patrick Audoux / Vues-sur-Scènes

Le combat de pirates

Pianistes…

Bojan Z, cerné de trois claviers, reste un peu coupé du public. S’il est plutôt « relax » sur scène, la magie du lien entre le musicien et la salle peine à se créer…
Roberto Fonseca, qui avait retenu notre attention avec Zamazu et avant cela aux côtés d’Ibrahim Ferrer, revient, toujours aussi simple et généreux, avec Akokan et un parcours élégant plein de chaleur et de vigueur, ponctué d’hommages. Cette fois le lien se crée…
Accompagné par Louis Moutin à la batterie, le piano de Ronnie Lynn Patterson est scintillant, réconfortant ; on est enveloppé comme dans un cocon par la contrebasse puissante, attiré par les caresses de la batterie et, à fleur de peau, prêt à accueillir le flot d’émotion qui se déverse. Douceur et nostalgie, mélancolie confidentielle… Parfois un peu free, le jeu du pianiste évoque les grands espaces. Naturel, surprenant, exceptionnel.

…contre saxophonistes…

Parmi les concerts les plus attendus, celui de Brandford Marsalis.
Une attente un peu tendue, pour un moment qui ne restera pas dans toutes les mémoires… Discret, le saxophoniste laisse volontairement une large place à ses musiciens hors pair qui jonglent avec ses apparitions et disparitions. Au soprano, il est langoureux, subtil, amoureux… mais pas du public, qui aurait aimé un peu plus de générosité et de présence.
Andy Sheppard, en résidence à Coutance, présente le délicat et planant Movements in Colour (ECM). Pour l’Anglais, c’est la consécration. « La tristesse du roi », « We Shall Not Go to The Market Today »… autant de ballades insouciantes, intemporelles, servies par un quintet aussi sensible qu’intense : (Arild Andersen, (cb), Eivind Aarset (g), John Parricelli, (g), Kuljit Bhamra, (tabla, perc).

Plus innovant, le projet mené par Sheppard avec le chef de cuisine Ivan Vautier reprend le concept « jazz et cuisine », ou comment préparer des fraises au carambar sur « Strawberry Fields Forever »…

Sur la même barque, Machado et Liebman

Symbiose absolue pour un duo de funambules qui mêlent leurs parcours originaux et voguent ensemble de Monk (« Ugly Beauty ») aux profondeurs du fado (« Saudade de tinha », d’après Amalia Rodriguez). « Mésange bleue », de Jean-Marie Machado ou « Fuchsia », de Dave Liebman dessinent avec passion les chemins de l’intranquillité pour leur trouver toujours une issue apaisée, toujours d’une extrême sensibilité. Ce dernier concert de leur tournée européenne est jalonné d’instants de démesure émotionnelle - ces instants qui colorent d’ailleurs le festival et en font toute la magie. Rendez-vous du 8 au 15 mai 2010, pour une belle rencontre annoncée avec John McLaughlin…

J.-M. Machado/D. Liebman © P. Audoux / Vues sur Scènes