Scènes

Jazz sous les pommiers 2015 (3)

34e édition du festival normand.


Sandra Nkaké © Gérard Boisnel

Les choses vont très vite dans les festivals aussi. Déjà se profilent les derniers jours de la semaine, et avec eux la fin de cette belle fête du jazz. Mais il reste de très beaux rendez-vous…

Sandra Nkaké et Jî Drû : entre douceur et force

Le nouveau répertoire du duo Jî Drû (flûtes, électronique et percussions) et Sandra Nkaké (voix, électronique et percussions) s’appelle Shadow Of a Doubt. C’est un clin d’œil au film du même nom d’Alfred Hitchcock (1943). C’est aussi un hommage au polar et aux images en noir et blanc, qu’affectionnent les deux artistes. Le film présente un homme apparemment bien sous tous rapports dont on va découvrir qu’il a une face cachée.

Sandra Nkaké et Jî Drû s’intéressaient depuis longtemps à la perception des individus et de leurs gestes, au décalage possible entre ce que nous sommes, ce que nous donnons à voir et la façon dont est compris le tout. Le déclencheur a été la découverte du sténopé, ancêtre de la photographie. Le spectacle, car c’en est un, est un mariage subtil entre la lumière, l’image et le son dans un dispositif spécifique. Seuls en scène avec leurs machines, dont ils usent avec modération, les deux artistes évoluent dans une sorte de clair-obscur permanent, habillés d’éclairages très picturaux. Ils sont entourés d’images : ombres chinoises ou portées et sténopés (réalisés par Seka Ledoux) qui ont nourri la musique ou qu’elle a suscités. Certains passages sont chorégraphiés. Il s’en dégage une atmosphère étrange, envoûtante.

Les chansons sont des créations ou des emprunts à des artistes qui ont jalonné le parcours de Jî Drû et Sandra Nkaké. Certaines sont immédiatement reconnaissables, d’autres ont été plus ou moins déstructurées. Si l’ambiance est plutôt à la sérénité (« Dancing Girl », Terry Callier), on peut aussi sentir une forme de violence dans l’émouvante interprétation de « Four Women » (Nina Simone) ou d’« I Put A Spell On You » (Screamin’ Jay Hawkins). Le travail de Jî Drû aux flûtes traversières en métal et en bois est remarquable de finesse. La voix chaude et souple de Sandra Nkaké habille tous les textes, les plus délicats comme les plus durs. Sa forte présence scénique, vocale et corporelle, captive l’attention. On n’est pas près d’oublier non plus la délirante improvisation du rappel…

Pharoah Sanders : un orfèvre du ténor… un peu paresseux

Tout commence très bien, par une pièce lente et grave. Le son de Pharoah Sanders est riche, avec de superbes modulations et un vibrato chaleureux ; la batterie (Gene Calderazzo) est délicate à souhait et le piano (William Henderson) nous régale d’harmonies subtiles. Le contraste est énorme avec le titre suivant, très rapide, que Sanders attaque en growl. Malheureusement, la légende du saxophone semble avoir un problème de retour ; il laisse très vite la scène à son trio. Cette histoire de retour manque de gâcher toute la soirée : pendant trois ou quatre morceaux, elle semble agacer vraiment Sanders, qui n’intervient plus que çà et là, sans conviction. Par chance, Henderson est un mélodiste habile et un délicat harmoniste, Oli Hayhurst (contrebasse) allie vélocité, inventivité et musicalité - ses longs solos sont acclamés - et Calderazzo évite l’esbroufe tonitruante, tout en sachant jouer vite et fort quand il le faut. Son jeu élégant et clair marie avec bonheur rythme et musicalité.

Pharoah Sanders se remet à jouer dans la deuxième partie du concert, qui durera près de deux heures, mais on ne retrouve pas pleinement le saxophoniste exceptionnel qu’il a été. Il instille toutefois de l’émotion dans une mélodie aussi délicate que suave, et reprend son exploration naturelle des possibilités extrêmes de l’instrument. Le public, bon prince, manifeste un certain enthousiasme qui semble le stimuler. Il tente quelques bribes de chant et sollicite les spectateurs. Satisfait par le résultat, il esquisse quelques pas de danse - malgré la maladie dont il souffre de façon évidente. Moins indulgent que les spectateurs, le comité d’organisation estime que « le saxophoniste n’a pas respecté le public (…). Le musicien a choisi de ne jouer que par intermittence avec son trio, prétextant de faux problèmes de sonorisation, et a adopté sur scène une attitude des plus déplaisantes et méprisantes » (Communiqué de presse).

Manu Katché, Richard Bona, Stefano di Battista, Eric Legnini quartet : un final en douceur

Avec le quartet de rêve, un véritable « All Stars » à l’affiche (Manu Katché à la batterie, Richard Bona à la basse électrique et au chant), Stefano Di Battista aux saxophones soprano et alto et Éric Legnini aux claviers) on pouvait s’attendre à un finale d’enfer. En fait, ces grands musiciens auront donné un concert plaisant mais sans fougue. Chacun aura son moment de gloire sur une de ses propres, compositions mais l’ensemble manque un peu d’unité et, surtout, de ce brin de folie que ne peuvent offrir les artistes - même de premier plan - rivés à leur partition. Ils n’en sont pourtant pas à leur première collaboration sur scène.

On saluera l’engagement constant de Stefano di Battista, littéralement porté par le public, et l’habituel numéro de duettistes, musical et fantaisiste, avec Richard Bona. Ce dernier, lié par une complicité particulière au public de Coutances, s’est taillé un énorme succès (justifié) en chantant a cappella un morceau dédié aux bénévoles, avant de poursuivre l’improvisation à la basse. Éric Legnini nous a régalés d’un long solo plein de sensibilité et Manu Katché a enlevé le finale avec un solo étourdissant de virtuosité. A l’image de ce concert, le festival s’est clos, en rappel, sur une berceuse de Richard Bona.