Chronique

Jean Kapsa, Antoine Reininger, Maxime Fleau

La ligne de Kármán

Jean Kapsa (p), Antoine Reininger (b), Maxime Fleau (dms).

Label / Distribution : Melisse

Troisième rendez-vous donné aux amoureux d’un jazz de l’épure et de ses belles histoires par un trio ayant pris en d’autres temps la dénomination de Sphère, La ligne de Kármán est la confirmation de tous les espoirs que Jean Kapsa, Antoine Reininger et Maxime Fleau ont pu susciter à l’occasion de Greenland Road en 2009, puis Parhélie en 2011. Ces deux albums soulignaient les qualités d’une formation alliant richesse mélodique et capacité à maintenir la musique en état de tension, par son refus de s’abandonner au bavardage et à l’exhibition virtuose. Quand deux notes suffisent, inutile d’en jouer trois… Un constat s’était imposé d’emblée : non seulement ces jeunes gens, déjà expérimentés et stimulés par leur rencontre au Centre des Musiques Didier Lockwood au milieu des années 2000, se présentaient armés de solides influences (parmi lesquelles il est impossible de ne pas considérer celle de Brad Mehldau comme déterminante), mais – et c’était là le plus remarquable – ils avaient vraiment un propos, une esthétique propres. Une appétence pour un chant tout en retenue, aux intonations souvent méditatives, nourrissait leur petite musique dont on sentait qu’elle n’avait pas dit son dernier mot.

Paru comme son prédécesseur sur le label Mélisse, La ligne de Kármán ressemble à s’y méprendre à un coup de maître. On y retrouve tout ce qui fait la force d’attraction du trio : sobriété des thèmes exposés, parfois solennels mais sans être emphatiques, et maîtrise d’une interprétation captée au plus près – la qualité du travail de production fourni par Édouard Ferlet, qui a eu la bonne idée de prendre le trio sous sa coupe et de le libérer des contraintes matérielles, y est sans nul doute pour beaucoup. Les protagonistes, ici sur un pied d’égalité au service de la musique, savent accorder de l’importance aux silences ou à ce qu’on peut définir comme l’entre-notes. Ajoutons à cela l’élégance formelle des sonorités, dont l’alliance définit un climat presque « classique » ou intemporel, une écriture visant à l’essentiel et laissant la place nécessaire à des improvisations qui ne perdent jamais de vue la nécessité d’écrire une histoire.

Le travail de Jean Kapsa, qui a enregistré en 2012, avec beaucoup d’aplomb, une passionnante série de 100 impromptus improvisés d’une minute chacun, trouve ici un parfait exutoire à son imagination méditative (« La séparation », « Clouded Mind ») et met en évidence son sens de la dramaturgie, pas si éloigné d’un Esbjörn Svensson, voire d’un Philip Glass, auxquels on pense à plusieurs reprises (« L’alliance », « Don’t Speak Too Soon ») ou à son amour des motifs cycliques pourvoyeurs d’ivresse (« Le typographe », « Fango » ou « Gamma », longue composition tout en contrastes élaborée comme un véritable scénario) [1] ; Antoine Reininger, rythmicien tout autant que mélodiste inspiré (« Le Bois de Retz », « Haramont »), délivre à plusieurs reprises des interventions à l’archet, concises et tendues, qui font écho aux visions nocturnes d’un Jean-Philippe Viret dans le trio cousin Viret-Ferlet-Moreau (« La séparation », « Haramont » ou le final de « Gamma ») ; Maxime Fleau confirme son talent de coloriste, et s’il est capable de puissance, il affirme aussi son sens du détail par un jeu pointilliste sur les cymbales ou des invitations feutrées aux balais.

Tous trois [2] sont guidés par une démarche d’élévation personnelle contenue dans les titres des albums. Ainsi, la parhélie, comme un éblouissement multiple, est un phénomène optique permettant d’observer deux répliques de part et d’autre du soleil ; la ligne de Kármán, quant à elle, est nommée en l’honneur de l’ingénieur et physicien hongrois Szöllöskislaki Kármán Tódor (1881-1963), qui a défini la frontière entre l’atmosphère terrestre et l’espace, quelque part à 100 km au-dessus de nos têtes. On le voit, il y a ici de l’entreprise spirituelle : les regards sont tournés vers le ciel, vers un ailleurs sublimé porteur d’espoir, mais s’appliquent aussi à figurer un clair-obscur – la lumière n’existant que par opposition à l’ombre. Ces contrastes sont la source d’un répertoire captivant de bout en bout, que la pochette symbolise parfaitement. Toutes les compositions sont signées par le trio, qui a choisi, pour mieux nous inviter à l’accompagner, de les présenter sous la forme de dix étapes ascensionnelles, en commençant par le niveau de la mer pour s’élever jusqu’à 10 000 kilomètres. La ligne de Kármán est une étape intermédiaire dans ce voyage dont les deux derniers points de passage portent des noms de métiers qui pourraient étonner : « Le taxidermiste » et « Le typographe ». Un choix qui, en réalité, ne doit rien au hasard : l’un comme l’autre, à leur manière, essaient de retenir et faire durer ce qui ne fait que passer, la vie comme la parole. Kapsa, Reininger et Fleau se lancent un défi comparable : dominer l’évanescence ou la futilité des choses du quotidien pour inventer un langage personnel, si possible compris du plus grand nombre, le plus longtemps possible. Ils y parviennent de très belle manière.

par Denis Desassis // Publié le 1er juin 2015

[1Il est intéressant de souligner que trois des compositions signées Jean Kapsa sont issues de ses 100 improvisations : « La séparation » (n°100), « L’alliance » (n°67) et « Don’t Speak Too Soon » (n°25). Le pianiste nous dit à ce sujet : « Le voyage que peuvent faire les idées musicales est intrigant ; c’est aussi une manière différente de composer ».

[2Rappelons que le pianiste et le batteur sont par ailleurs membres du quartet Festen, une autre formation à ne pas perdre de vue et dont les deux premiers disques sont d’incontestables réussites.