Scènes

NJP 2015 # 5 : Dida / Stéphane Belmondo

Mardi 13 octobre. Une première incursion au Théâtre de la Manufacture.


Cas de conscience… Que fallait-il faire hier soir ? Se rendre à l’Opéra pour se régaler une fois encore du spectacle offert par le duo Vincent Peirani / Emile Parisien ou bien opter pour le Théâtre de la Manufacture et célébrer Chet Baker en compagnie du trio de Stéphane Belmondo ? NJP, c’est ça aussi, une certaine forme d’abondance et l’obligation de se soumettre à des arbitrages. Pile ou face ? Quand même pas… Mais partant de l’idée que Peirani et Parisien s’étaient déjà produits à Nancy à la fin de l’année 2014 dans le cadre du Manu Jazz Club, c’est l’option numéro 2 qui l’a emporté.

Dida est une jeune chanteuse guitariste israélienne, diplômée de la New School de Greenwich Village ; elle vit à New York et, semble-t-il, au milieu des souris, ce qu’elle n’a pas manqué de rappeler le temps d’un « Apology For A Mouse In A Blue Trap » qui raconte ses déboires avec ces pauvres petits animaux. Tout récemment, elle a publié son deuxième album, Modern Love Songs qui constitue le socle de sa prestation en première partie de soirée. Le répertoire de Dida est à la croisée de différentes routes musicales : blues, folk, jazz et même country music. C’est une découverte pour le public de Nancy, ville dans laquelle la chanteuse ne s’est jamais produite.

Dida © Jacky Joannès

Et la voici, entourée d’un trio qui joue avec elle pour la première fois. Yonathan Avishai est au piano et connaît bien son voisin contrebassiste, Yoni Zelnik, son partenaire dans le projet Modern Times. Deux hommes tranquilles en réalité, dont le flegme et l’apparente décontraction conviennent bien à Dida : Zelnik (qui a entre autres collaboré avec Youn Sun Nah) est un musicien discret mais efficace tandis qu’Avishai, pianiste au demeurant talentueux, paraît curieusement mal à l’aise. Ses chorus un peu raides, parfois hésitants, empêchent la musique de décoller vraiment… Une question de réglage probablement, qui devrait trouver sa résolution au fil des concerts, c’est tout le mal qu’on lui souhaite. Face à eux, celui qui joue plus volontiers le rôle de trublion perturbateur d’une ambiance un peu trop calme par instants, le batteur Napolitain Francesco Ciniglio, qui jamais ne lâche l’affaire et cherche à pousser les trois autres vers un salutaire relâchement. Ciniglio – casquette, chemise aux plis impeccables, cravate et pochette – aura démontré par ailleurs le temps d’avance qu’on souvent les Italiens sur les autres en matière d’élégance vestimentaire. Dida, admiratrice à la fois de Nina Simone et Blossom Dearie (à qui elle dédie un « Dida’s Blues (Blossom’s Blues) », chante d’une voix douce qu’elle semble souvent retenir, elle est aussi une guitariste dont le jeu fluide est plutôt séduisant, à défaut d’être original. Je n’irai pas jusqu’à dire que ce néo-quartet a transporté un public qui lui demandera néanmoins de revenir une fois. Dida choisit une conclusion en solo, comme un remerciement sous forme de confidence, avec « The Song Has Ended (But The Melody Lingers On) », une chanson signée Irving Berlin. Avec pour moi une petite pensée en direction de Vincent Peirani et Emile Parisien… teintée d’une pointe de regret.

Stéphane Belmondo © Jacky Joannès

Fort heureusement, la suite va donner raison à tous ceux qui ont choisi de se rendre au Théâtre de la Manufacture, dont la grande salle est pleine, il faut le préciser. Côté public, NJP 2015 est une bonne cuvée, on y joue souvent à guichets fermés. C’est un grand moment de jazz qui va se jouer avec le trio de Stéphane Belmondo venu rendre hommage à Chet Baker, dans le sillage d’un récent album, Love For Chet, premier d’une série de trois que le trompettiste consacrera à celui qui est pour toujours un de ses maîtres à jouer. Un projet sur lequel il s’est d’ailleurs récemment expliqué à l’occasion d’un entretien accordé à Citizen Jazz. Le trio va faire une démonstration d’équilibre de très haut niveau : car c’est bien d’un trio qu’il s’agit, et non pas de deux musiciens chargés d’accompagner un trompettiste qui semble d’ailleurs prendre autant de plaisir à jouer qu’à admirer le travail de ses acolytes. Trois musiciens en état de grâce qui mettent ainsi en œuvre une formule sonore (trompette, guitare, contrebasse) que Chet Baker avait lui-même éprouvée, en particulier avec Doug Rainey et Niels-Henning Ørsted-Pedersen. Venu de Hollande, le guitariste Jesse Van Ruller accomplit à chaque instant des merveilles, il déborde d’imagination et met toute sa technique au service d’un jeu d’une extrême limpidité. La musique semble couler de ses doigts, comme par enchantement. La configuration instrumentale sans batterie ni piano impose à Thomas Bramerie une présence à la contrebasse de chaque instant, performance qu’il accomplit avec une puissance et un sens de la mélodie qu’on lui connaît par ailleurs (notamment au sein des trios de Pierrick Pédron et d’Eric Legnini) et qu’il exprime ici avec une aisance désarmante (et beaucoup d’élégance). Bramerie est un très grand monsieur, il est bon de le rappeler. Après quelques petits soucis de son qui semblent le perturber durant les premières minutes du concert, Stéphane Belmondo ne va pas tarder à s’épanouir et entrer totalement dans un monde qui est devenu le sien. On sent qu’il joue en ayant en tête « l’impression qu’entre Chet et moi, la boucle n’est jamais bouclée et que les choses de la vie me ramènent souvent à lui ». Entre plaisir et recueillement, le plus souvent au bugle qu’il privilégiera tôt dans le concert, Belmondo est en harmonie avec ce sacré Chet qui voyait en lui un des trompettistes les plus prometteurs de sa génération. En quoi il avait parfaitement raison. Le répertoire de Love For Chet est en toute logique la source première du concert, au cœur duquel on ne peut manquer de souligner l’intensité d’un « Love For Sale » dont le titre a inspiré celui de l’album ou la tendresse de « La chanson d’Hélène », tirée du film de Claude Sautet Les choses de la vie et dont la musique est signée Philippe Sarde (compositeur dont Chet Baker avait été l’interprète pour plusieurs musiques de films). Sous ses airs un peu bourrus, il semble bien en réalité que Stéphane Belmondo soit un tendre : en témoigne ce « Daddy And I » joué en rappel, une ritournelle improvisée par une certaine Rita Belmondo, fille du trompettiste. Personne n’a vu le temps passer, c’est l’essence même du jazz qui vient de se jouer. Un jazz sans âge qu’on est heureux de voir replacé ainsi au cœur de Nancy Jazz Pulsations.

par Denis Desassis // Publié le 15 octobre 2015
P.-S. :

Pour en savoir plus :

  • Dida : Modern Love Songs (Dida Records – 2015)
  • Stéphane Belmondo : Love For Chet (Naive – 2015)