Chronique

Joe Castro

Lush Life (A Musical Journey)

Joe Castro (p), Buddy Collette (fl, cl) Chico Hamilton (dm), Stan Getz (ts), Teddy Wilson (p), Zoot Sims (ts), Lucky Thompson (ts), Oscar Pettiford (b), Teddy Edwards (ts), Leroy Vinnegar (b), Billy Higgins (dm), Conte Candoli (tp), Frank Rosolino (tb), Anthony Ortega, Gabe Baltazar (as), Larry Bunker (dm), Stan Levey (dm), many others

Label / Distribution : SunnySide Records

Pianiste connu de quelques amateurs soucieux d’aller chercher dans les recoins de l’histoire des musiciens d’autant plus attachants qu’oubliés des magazines [1], Joe Castro a laissé, dans les années 50, trois disques sous son nom et quelques autres comme accompagnateur, avant de se fondre dans la masse des musiciens en activité à Las Vegas, sans jamais donner d’autre signes de vie. D’où une disparition totale, malgré une existence qui s’est prolongée jusqu’en 2009. Il était né en 1927.

Très bon pianiste, inventif, soucieux de modernité et vivant à une époque où, sur la côte ouest, on avait tendance à aimer l’abstract music, il fut remarqué par une femme riche et fort belle - la plus riche du monde disait-on - qui se nommait Doris Duke. Comme quoi, on va le voir, le jazz va parfois de pair avec l’argent facile. La « Duke » était donc fille d’un magnat du pétrole, et pendant les années que dura leur liaison, elle fit tout pour assurer le succès des projets musicaux de son amant. De résidences de luxe [2] en hôtels de charme, de studios privés en label de disques (Clover Records), de fêtes musicales en « jam-sessions » endiablées, rien ne fut laissé au hasard, si ce n’est la publication de tout cet ensemble de sessions et autres séances ! Avec pour partenaires quelques grands noms de la scène californienne comme Teddy Edwards, Buddy Collette, Lucky Thompson, Oscar Pettiford, et parfois - excusez du peu - Stan Getz, Teddy Wilson, Zoot Sims, Chico Hamilton et autres étoiles du moment, bien accueillis et bien traités dans les résidences de la dame. La vie de luxe !

C’est précisément sous ce titre [3] que sort ces jours-ci un coffret de six CD, produits par le label américain Sunnyside et distribués en France par Naïve. Car la belle histoire de Joe Castro rebondit après sa mort, quand l’un de ses fils, James, croise la route de Daniel Richard, au nom qu’on pourrait croire prédestiné, et qui l’est bien en un sens, malgré la façon dont il fut traité il y a quelques années par le label Universal, à qui il avait donné le meilleur de lui-même. Car Daniel Richard est rien moins que le meilleur connaisseur de l’histoire du disque de jazz dans le monde ! Entre James et Daniel, le courant passe, les années de travail aussi, les voyages, l’écoute des quantités de bandes qui dorment en attendant une issue. Et voici le résultat, qui prélude (on l’espère) à une suite, car le nombre de « prises » encore inédites est très élevé et très excitant. Pour en savoir plus, rendez-vous sur le site officiel du pianiste, où Daniel Richard a écrit une bio-discographie partielle déjà très avancée.

Présent dans cinq de ces séances totalement inédites, Joe Castro s’est contenté de « produire » (avec la belle et riche héritière…) celle qui figure sur le CD2, où l’on peut entendre, parfaitement décontractés, au sommet de leur forme, Teddy Wilson qui dirige la séance, Stan Getz et Zoot Sims. Le CD1 est consacré à ces musiques que l’on nommait « abstract » et il montre à quel point Joe Castro s’était engagé dans cette voie, avec Buddy Collette et Chico Hamilton, qu’on n’est pas étonnés de retrouver là ! Le CD3 est voué à la « jam-session » : autour de Joe Castro, on peut entendre Zoot Sims à nouveau, Lucky Thompson et Oscar Pettiford (je recommande la version de « Tricotism », hallucinante). Le CD4 le présente en quartet avec Teddy Edwards, Leroy Vinnegar et Billy Higgins ; soit la formation d’un disque de Teddy Edwards publié chez Contemporary. Avec les CD5 et 6, on touche aux big-bands de type « californiens », l’un dirigé par Joe Castro lui-même (auteur de la musique et des arrangements), l’autre (superbe) sous la responsabilité de Teddy Edwards.

Tout un pan de l’activité musicale de la côte ouest dans les années 50/60 nous est restitué d’un coup dans ce coffret quasi miraculeux. En même temps, on songera désormais à ranger Doris Duke dans la (belle) série des « femmes du jazz », aux côtés (par exemple) de Pannonica de Koenigswarter ! Alors oui, « Lush Life » !

par Philippe Méziat // Publié le 13 décembre 2015

[1Jean-Paul Ricard, par exemple, qui a signé l’entrée sur ce pianiste dans le Dictionnaire du Jazz

[2L’une d’entre elles se nommait Falcon’s Lair, d’où le titre fameux de Pettiford, « Pendulum At Falcon’s Lair »

[3Lush Life (A Musical Journey)