Chronique

Jozef Dumoulin & Lidlboj

Trees are Always Right

Jozef Dumoulin (kb), Lynn Cassiers (voc), Bo Van der Werf (sax), Eric Thielemans (dr)

Label / Distribution : Bee Jazz

NB : Ce texte s’insère dans un article de fond intitulé "Le jazz et l’électronique"

Le label BeeJazz a publié il y a quelques semaines Trees are Always Right du groupe Lidlboj comprenant outre le leader et claviériste Jozef Dumoulin, la jeune chanteuse Lynn Cassiers, le saxophoniste Bo Van der Werf (ici au baryton et à l’EWI (Electronic Wind Instrument) et le batteur Eric Thielemans. Par l’utilisation importante d’une large partie de l’électronique musicale, ce disque, œuvre de musiciens improvisateurs, illustre à merveille les questions que soulève l’utilisation de l’électronique dans le jazz.

Jozef Dumoulin y utilise trois types d’instruments : le Fender Rhodes, avec tous les effets possibles, y compris ceux qui permettent de s’enregistrer pour créer des boucles (une de ces boucles de Fender revient sans cesse dans « Lidl By Lidl ») ; le synthétiseur, parfois superposé à un autre clavier, et des boucles qui, essentiellement enregistrées sur ordinateur à l’aide du Rhodes par Jozef Dumoulin chez lui et jouées au gré des besoins avec le logiciel QuickTime, sont nombreuses sur « I Sat Down » ou « Hundreds And Thousands ». Enfin, les beats, également enregistrés chez lui par Jozef Dumoulin et injectés dans « 13 Seconds » ou « Happy Song ». L’ensemble de ces éléments est parfois utilisé simultanément, y compris dans des « home jams » entre Dumoulin et ses ordinateurs restituées ensuite en studio, ou sur scène quand la musique s’y prête. Lynn Cassiers utilise presque toujours sa voix naturelle, mais use parfois d’effets électroniques pas toujours faciles à discerner. Eric Thielemans a utilisé quelques beats électroniques qu’il a créés. Quant à Bo Van Der Werf, il ajoute des effets à son E.W.I. (Electronic Wind Instrument).

Si l’on sait que l’ensemble du matériau produit par cet arsenal a fait l’objet d’un mixage, de modifications et réorganisations soigneusement travaillés par le duo Dré Pallemaerts (voir notre entretien/Jozef Dumoulin à l’aide de la panoplie complète des sorciers du studio, on peut en conclure qu’il faut ranger sans scrupules ce disque dans les bacs de musique électronique. Seulement voilà, les choses ne sont pas si simples, car de la musique électronique jouée par des vrais musiciens de jazz, qu’est-ce que c’est au juste ?

« 13 seconds », très court morceau d’introduction, est réduit à une phrase sinueuse qui s’insinue pernicieusement dans la mémoire. Un beat « électro » se retrouve sur la deuxième plage, « Happy Song ». On discerne ici une construction par enrichissement progressif du tissu sonore (complexe et riche) : samples (voix d’enfant), voix de Lynn Cassiers, Fender distordu, synthé, boucles, toutes les possibilités sont mis à contribution pour « I Sat Down ». « Eiwhaz Part #1 » double une batterie raffinée - digne de l’école colemanienne - par des basses dignes, elles, du « drum’n bass ». Une construction par ajouts de couches de son autour de beats qui n’ont rien de sommaire. La dernière est passée par Bo Van der Werf, qui fait courir son baryton au-dessus des flots agités de la musique : c’est bien du jazz !

La réapparition des voix d’enfants déjà entendues sur 7 Eyes, d’Octurn), assure la continuité avec le morceau précédent. L’auditeur gagnera à prévoir une écoute au casque pour mieux détailler la profusion du matériau. La recherche des contrastes est manifeste, comme sur ce « Lidl by Lidl » où la voix éthérée de Lynn Cassiers paraît d’autant plus fragile et innocente que les claviers génèrent des nappes de basse profondes et qu’on entend dans le lointain un clavier que les effets transforment en violon grinçant, le tout sur une pulsation désarticulée.

Le mixage de Dré Pallemaerts concourt à la réussite de l’ensemble. Sur ce genre de disque, la couleur et le poids choisis pour chaque voix, cet art subtil de les souligner tour à tour, intègre de fait l’homme de la console dans le groupe. « Hundreds and Thousands » surprend l’auditeur une fois encore. Il s’agit d’un épisode agité dont le début relativement sage, proche de « 13 seconds » par le son d’orgue, laisse vite la place à des bruitages en tous genres qui le feront ranger dans « l’électro-noise », voire dans le « hard-ambient », quand l’électro-jazz aura trouvé son taxonomiste… On devine qu’une histoire nous est racontée, mais laquelle ? s’interroge l’auditeur, perplexe devant cette hétérogénéité.

Suit une chanson, « Emine » : de la pop soignée an thème très mélodieux exposé par la douceur du Fender, un beat lent, et la voix de Lynn Cassiers. Van der Werf conclut brièvement au baryton. Nouveau contraste violent avec « Test #3 », brève réinjection d’énergie hautement électronique à base de superpositions de divers claviers et beats. La neuvième plage est intitulée « 7 » (logique !) et autant la courte pièce précédente était électro, autant celle-ci est « jazz » dans son instrumentation : voix, sax et batterie sans effets se mêlent au Fender et au synthé dans une sobriété que préserve le mixage, et dans les instants de liberté que s’octroient les instrumentistes pour orner de leurs chorus cette musique écrite. Le disque se poursuit ainsi entre courtes pièces très électro (« Leftovers »), longues pièces improvisées (« Eiwhaz Part #2 », « Heroes ») et pièces plus écrites (« Nog »).

En un peu plus d’une heure - qu’on ne voit pas passer - Lidlboj nous aura baignés dans de nombreux climats évocateurs. Tour à tour touchante, pêchue, simple puis complexe, naturelle ou hautement synthétique, cette musique plurielle est pourtant intégrée dans un ensemble tout à fait cohérent par la science d’architecte du leader et par un beau travail de montage. Toutefois, le chroniqueur qui s’assigne la tâche d’informer les futurs acheteurs du disque peine à choisir, pour cette musique qui navigue entre jazz, pop et électro, une étiquette appropriée. La meilleure solution était donc de recueillir auprès de l’artiste lui-même un avis éclairé sur la question, et on va voir combien la réponse ne va pas de soi…

Lire l’interview de Jozef Dumoulin

Retour à l’article « Le jazz et l’électronique »