Kronos Quartet
Tundra Songs
David Harrington (vl), John Sherba (vl), Hank Dutt (vln alto), Sunny Yang (cello)
Label / Distribution : Centrediscs
L’insatiable curiosité du Kronos Quartet le mène cette fois dans le Grand Nord. Tundra Songs, publié par le label du Centre de Musique Canadienne, est un de leurs albums les plus originaux. Composé entièrement par le jeune Canadien Derek Charke, il pose quantité de questions qui font souvent défaut à la musique contemporaine, comme son ancrage dans les musiques populaires de la planète, son immersion dans les sons du monde, son rapport à la voix et à la narration, sa générosité lyrique, l’improvisation…
La chanteuse inuk (singulier d« inuït » !) Tanya Tagaq, révélée par le Medúlla de Björk, montre la voie aux cordes, qui imitent à leur tour les jeux du Katajjak en faisant faire des cercles aux archets qui les attaquent verticalement ou les pressent jusqu’au grincement. « Pour accroître les effets, on peut utiliser des mini-pinces à linge. On les place près du chevalet et sur les cordes. De la même façon, les notes d’un piano préparé (des vis sont insérées entre les cordes) émettent un son différent, plus rocailleux. Les mouvements circulaires de l’archet possèdent de manière inhérente un temps fort et un temps faible, l’accent étant donné non par la tête, mais par le talon de l’archet. Le temps fort sera soit ferme, soit délicat ; cela dépend si le mouvement circulaire va dans le sens des aiguilles d’une montre ou dans le sens contraire. Le mouvement vertical de l’archet donne un son plus léger mais le rapport temps fort - temps faible demeure. » Les nouvelles techniques croisent les pratiques ancestrales.
Dans « Cercle du Nord III », Charke fait fondre ses field recordings dans les sons du quatuor : la nature avec les oiseaux, les aboiements des chiens et glissements des traîneaux, les pas sur la neige, le vent, mais aussi la vie moderne avec le vrombissement des motoneiges, les camions sur les routes glacées et le bourdonnement omniprésent de la centrale électrique d’Inuvik. Le compositeur cherche à refléter la modernité de ce paysage social en mutation, quitte à ajouter un son de synthétiseur, mais toujours avec la subtilité de son analyse. Pourquoi les musiciens résistent-ils à considérer tous les sons sur un plan d’égalité ? La musique est-elle autre chose que l’organisation des bruits, des évocations qu’ils suscitent, sans hiérarchie, un pont dressé entre nature et culture ? Dès les années 60 je mêlais les bruits du quotidien ou certains sons exotiques aux instruments traditionnels et électroniques, cherchant à fabriquer des univers mentaux ou à recréer des espaces imaginaires que seul le son fait naître. L’infini.
Pour les Tundra Songs, Charke enregistre les crevettes, les krills, les phoques avec un hydrophone. La glace craque. On pense au travail de Chris Watson. Les corbeaux fondent sur la viande. Il fabrique un capteur de bourdonnements constitué d’une boîte en plastique avec un trou pour le microphone, puis y introduit un moustique pour l’enregistrer ! Chacun des mouvements explore un monde sonore précis : la glace (hiver), l’eau (printemps), une histoire contée par Laakkuluk Williamson Bathory d’Iqaluit au Nunavut (été), les hurlements des chiens de traîneau (automne), le croassement des corbeaux (hiver).
Sous les archets du Kronos se dessine l’histoire du Groenland, un voyage dans le temps qui ne néglige ni le passé ni le futur, une épopée des grands espaces où le jeu est une des clefs de l’énigme.