Chronique

[LIVRE] André Hodeir

Jazzistiques

Dès la préface, l’éminent musicologue annonce la couleur : « les textes qui suivent furent écrits à une époque où les mots avaient encore un sens ». D’aucuns seront rebutés par l’amertume péremptoire d’Hodeir, mais cela vaut quand même la peine de passer outre…

Évidemment, s’agissant d’articles, Jazzistiques n’a pas la cohérence d’Hommes et problèmes du jazz. Le livre comporte six parties qui analysent tour à tour les hommes du jazz, la critique, les rapports de l’homme et du groupe, les œuvres et des écoutes. A ces articles orignaux, la plupart publiée initialement dans Jazz Hot, s’ajoutent quelques feuillets supplémentaires relativement disparates.

La première partie est donc consacrée aux hommes du jazz. A tout seigneur tout honneur, Hodeir rend hommage à Charlie Parker, « le seul musicien de jazz, qui m’ait convaincu, dès la première audition, de la profonde nécessité de son art ». S’appuyant sur Duke Ellington, l’auteur essaie de comprendre pourquoi l’homme de jazz vieillit mal. La généralisation semble relativement banale ; en effet, ne peut-elle pas s’appliquer à tout homme ? Il faut beaucoup de recul pour bien vieillir…

Le chapitre consacré à la critique - le plus important de Jazzistiques - commence avec une réponse à Hugues Panassié. L’intérêt principal du texte ne réside pas dans la polémique, mais dans la définition de la critique de jazz selon Hodeir. Et là, on ne peut que rendre hommage à l’auteur dans sa recherche de l’objectivité, qui le fait notamment rejeter « l’usage des « étoile » [qui] ne saurait se justifier qu’aux étages les moins élevés de la critique : lorsqu’il s’agit, par exemple, de conseiller au lecteur pressé un disque plutôt qu’un autre ». Et d’exposer sa théorie de la critique : « Comment, donc, décrire le phénomène musical ? Simplement par l’énoncé aussi précis que possible des faits ». Bien entendu, poussée à l’extrême, le relevé commenté suffirait - et les notes d’écoute qui suivent dans Jazzistiques vont dans ce sens. Cette approche qui tend à rejeter dans la critique, toute considération historique, sociologique et, surtout, émotionnelle (reste à savoir comment définir ce terme), est typiquement celle d’un musicien pour musiciens. Un peu comme, dans la cuisine, la différence entre La Cuisine pour tous de Ginette Mathiot et l’Almanach des Gourmands de Grimod de la Reynière

Dans sa réponse à une lettre d’Henri Bernard, il apparaît encore plus clairement qu’Hodeir applique la grille de la musique « classique » occidentale dans son analyse critique. Il ne s’en défend d’ailleurs pas et constate avec une pertinence remarquable : « Il n’est aucun musicien digne de ce nom qui ne donne tout le blues folklorique du monde pour une minute de l’extraordinaire musique de Bali. Si c’est la « pureté », l’« état de grâce » que vous cherchez, vous ne les trouverez jamais mieux que dans cet art « primitif » où les oreilles les plus exigeantes n’ont pas su, jusqu’ici, discerner la plus petite influence occidentale - ce qui n’est le cas du jazz, même du plus ancien ». Il enfonce encore davantage le clou dans une lettre sur le blues, l’improvisation et l’essence, où il démontre pourquoi ni le blues, ni l’improvisation ne sont essentiels au jazz.

Les commentaires de l’auteur à propos d’un article de Nat Hentoff qui analysait la relation entre création et reconnaissance du public, confirme une fois encore la position de « spécialiste pour spécialistes » d’Hodeir. Pour schématiser, la seule reconnaissance valable est celle des autres créateurs, et non pas du public, « vague majorité s’exprimant à travers de pourcentages ».

La partie suivante analyse les rapports entre l’homme et le groupe. Le musicologue détaille l’importance primordiale dans le jazz de la cohérence du groupe. Montrant ensuite que la liberté à des limites dans l’improvisation, Hodeir distingue l’auteur de thèmes (Fats Waller), de l’arrangeur (Ernie Wilkins) et du compositeur (Duke Ellington). Il constate alors que « l’exécution reste un élément essentiel de la création jazzistique », donc que le compositeur de jazz écrit pour un musicien (ou un ensemble de musiciens) particulier. D’où la conclusion, qui fait le parallèle avec le cinéma d’auteur ; où le réalisateur écrit pour un acteur (ou un ensemble d’acteurs) et pas n’importe lequel. Les bases de ce qu’il aimerait être une nouvelle voie pour le jazz sont jetées…

Le quatrième opus de Jazzistiques est une série d’analyses d’œuvres aussi précises que passionnantes. Hodeir analyse tour à tour le jeu de piano de Count Basie, puis son rôle de chef d’orchestre. Il chronique ensuite - sévèrement - un enregistrement solo d’Art Tatum. Suivent des panégyriques de Milt Jackson et Gil Evans (pour Miles Ahead). L’article sur Thelonious Monk est remarquable, et l’auteur constate pertinemment que le pianiste est « le premier jazzman qui ait ressenti des valeurs esthétiques appartenant spécifiquement au monde moderne ». Constatation qui replace à nouveau le débat sur la forme dans le jazz.

Déjà abordées plus haut, les notes d’écoute de l’auteur sont des relevés commentés de solos de Parker, Dizzy Gillespie, Django Reinhardt, Sarah Vaughan et Billie Holiday.

En fin de volume, six feuillets supplémentaires par rapport à l’édition américaine. Trois dialogues sous forme vaguement maïeutique exposant quelques idées de la « nouvelle donne » qu’Hodeir souhaitait pour le jazz, un texte qui relève les inepties proférées pendant une émission d’Europe 1, et un essai sur la musique et l’œuvre de James Joyce. Ces textes, d’un intérêt variable, ne valent pas la réponse à un article d’Yves Buin, qui permet à Hodeir de confronter la liberté du free jazz à celle de la composition : « Le compositeur est plus libre que l’improvisateur free » qui doit jouer dans l’instant… Et de conclure presque poétiquement que « la composition n’est pas une construction rationnelle : elle est un rêve éveillé. Ordre ? Désordre ? Plutôt ceci : une rigueur dans l’indéterminée ».

Comme d’habitude, Hodeir est impressionnant : auditeur intransigeant, musicologue rigoureux, critique juste, essayiste vivant… Reste cette absence d’humanisme (au sens de valeurs humaines) dans les analyses, qui, même si on le conçoit dans l’absolu, n’ont rien à faire dans une étude quasi scientifique d’un phénomène abstrait, et se révèle malgré tout bien frustrante pour parler de la musique en général… et du jazz en particulier !

par Bob Hatteau // Publié le 27 juin 2005
P.-S. :

Parenthèses / Epistrophy - 1984 - 206 pages - Prix indicatif : 13 €