Le mot (de) jazz
« De quoi le jazz est-il le nom ? » : Il ne suffit pas de nommer, il faut dénommer.
En écoutant une conférence de Jacques Derrida à propos de la « réconciliation », il m’est venu à l’esprit de suivre la même démarche à propos du « Jazz », cette réflexion faisant suite à l’article « de quoi le Jazz est-il le nom ? » : Il ne suffit pas de nommer, il faut dénommer.
En écoutant une conférence de Jacques Derrida à propos de la « réconciliation », il m’est venu à l’esprit de suivre la même démarche à propos du « Jazz », cette réflexion faisant suite à l’article « de quoi le Jazz est-il le nom ? » : Il ne suffit pas de nommer, il faut dénommer.
Que dit en substance le grand philosophe de la « déconstruction » ?
Quand on parle de pardon devant mener à une réconciliation, il faut nommer « le mot de réconciliation » et non « le mot réconciliation ». En d’autres termes, il faut parler de l’acte qui mènera à la réconciliation et ne pas seulement citer le mot solitaire réconciliation. Une chose est de penser à se réconcilier pour faire cesser un conflit, une autre, bien plus complexe, d’agir, de faire en sorte que la réconciliation ait lieu.
Si je parle du « mot Jazz » je ne signifie pas la même chose que si j’énonce le « mot de jazz ». En effet le jazz peut être une signature musicale, une empreinte historique reconnue, muséifiée, cataloguée. Il entre dès ce moment-là dans une taxonomie bien connue qui permet à certains exégètes de situer exactement sa disparition.
Citons à nouveau les propos d’Hugues Panassié qui, dans son dictionnaire, n’hésitait pas à dater la mort du jazz à la naissance du style « be bop » : [1] « Miles Davis : Trompette né à Alton, Illinois, en 1926, qui a délibérément tourné le dos à la tradition musicale de sa race (sic) et qu’on peut citer en modèle de l’anti-jazz » (sic). Et encore : « Musicien extrêmement doué, Charlie Parker abandonna peu à peu le jazz pour le « be-bop ». Plus tard, Michel-Claude Jalard [2] écrira : « Le jazz a sans doute de belles et brillantes années devant lui, mais, on doit s’y résoudre, il ne peut vivre qu’au passé : le temps des créateurs est à jamais clos ! » (sic). Ces lignes émanent de « spécialistes » que l’auteur de La Généalogie de la morale n’aurait pas hésité à appeler « ces sépulcres blanchis qui miment la vie », ces « épuisés qui se drapent dans la sagesse et prennent l’air ‘objectif ‘ », ou tout simplement ces « eunuques de l’histoire » [3] Voilà donc qui est dit et surtout écrit. Le jazz faisait partie du passé il y a vingt ans. Ses funérailles étaient accomplies ; nous n’avions plus qu’à écouter et/ou à jouer une musique de répertoire, figée comme une belle au bois dormant, ce dont parle l’écrivain Milan Kundera à propos des musiques « folkloriques ».
À mieux y réfléchir, que firent ces deux auteurs sinon citer le « mot jazz », comme une évidence enkystée dans le passé ? Ils ont oublié les éléments qui constituent l’essence du jazz, ces éléments qui mènent à son existence même. Ce qui importe aujourd’hui, c’est de se pencher sur le « mot de jazz ». Nous touchons là à cette différence entre nommer et dénommer, c’est-à-dire à insister sur l’action qui crée cette musique et non simplement à faire le constat de son existence. Derrida aurait même parlé de différance avec un « a » afin de bien faire comprendre qu’en parlant du « mot de jazz » on est en train de le créer, dans l’instant, grâce à un événement (au sens deleuzien du terme) qui mène au « mot jazz ». Chaque fois qu’une musicienne et/ou un musicien respectent l’Essence de cet art, (Structure, Mélodie, Rythme, Improvisation et Magie du son), alors le jazz se crée et se recrée, souvent par déconstruction / construction. Il ne faut jamais oublier, ceci étant partagé par tous les Arts, la Science et la Philosophie, que ce qui apparaît moderne et innovant devient très vite « académique » si on n’y prend garde. Le « postmoderne » n’est en fait que le moderne figé dans le contemporain. Par exemple, le « Maniérisme » n’est que la forme postmoderne de la « Renaissance », le « Rococo » du « Baroque » ; et pourtant, à l’époque on a cru à une grande nouveauté. Pour le dire autrement, dans le jazz, de nombreux musiciens croient inventer un nouveau style ou langage mais ne font que créer du « Revival », autre terme désignant le postmoderne.
De nombreuses et nombreux artistes prouvent tous les jours que le jazz est toujours bien vivant, même s’il est de plus en plus réservé à des initié(e)s, la faute en incombant principalement à la plupart des diffuseurs et/ou enseignants qui l’ont abandonné au bord du chemin. Le jazz souffre, comme la culture en général, de la confusion qui envahit nos sociétés entre la notion de travail / consommation et celle d’œuvre / épanouissement.
Dans un récent ouvrage, Nietzsche. La détresse du présent (Folio essais), le philosophe Dorian Astor écrit : « Cet idéal de starification que l’on cherche à inculquer à la jeunesse n’est pas seulement hostile à la culture, il est hostile à l’individu aussi bien qu’au ’peuple’, il est profondément inhumain et oppressif » et encore : « […] l’institution scolaire manque sa mission d’école de l’intelligence et de l’autonomie, individuelle et collective, et se trouve vouée, de fait, à la reproduction des dominations sociales et des aliénations économiques ». Il faut rajouter… « et culturelles ».
Le mot de jazz nous amène dès lors à penser son histoire en termes de naissance, mort, et renaissance de la tragédie de cette musique. Pour être plus explicite, je citerai à nouveau Dorian Astor [4] qui, parlant des Grecs, écrit : « C’est cette initiation qui [leur] permit de trouver l’issue à ce qu’ils ressentaient comme une insupportable opposition entre Dionysos et Apollon : par l’union du rêve et de l’ivresse, exprimés respectivement par les formes esthétiques de l’épopée et du dithyrambe, ils ont créé la tragédie, où toute une civilisation s’est contemplée comme l’œuvre des dieux réconciliés ».
En guise de conclusion provisoire, j’aimerais citer les mots de Zara Kriegstein lors de l’inauguration de la fresque murale qu’elle a composée pour le Centre Culturel de Fort Worth au Texas : « Le jazz est le battement secret de l’Amérique, la musique du dialogue, de l’improvisation, de la liberté. Ce mural dépeint les racines et le développement du jazz qui, à partir de la Nouvelle-Orléans, s’est répandu dans le monde entier. Ayant su absorber et intégrer toutes les formes musicales, le jazz est une forme qui continue à se développer avec vigueur, vers une destination incertaine, imprévisible et inconnue en se mondialisant paisiblement ».
C’était il y a trente ans. Ce propos était tellement inactuel qu’il en est devenu universel, entrant dès lors dans l’histoire « monumentale » en perpétuel devenir.