Tribune

Lila Bazooka au pays du soleil levant

Le duo formé par Sophie Bernado et Céline Grangey est en résidence au Japon


Sophie et Bueno avec les masques

Lila Bazooka est un solo de basson crée par Sophie Bernado, bassoniste et chanteuse et Céline Grangey, ingénieure du son et créatrice sonore.
Le projet, en création, passe par une rencontre inattendue et improbable avec le Sho, le Hichiriki et le Koto, instruments traditionnels japonais.
Leur séjour à Kyoto et Tokyo en avril 2019 a pour objectif de créer un répertoire de duos et de quatuor autour du basson.

En résidence à Kyoto pour échanger avec les musicien.ne.s japonais.es, Sophie Bernado et Céline Grangey — le duo Lila Bazooka — se rendent à Tokyo pour quelques jours.


Tokyo
10 avril 2019

Nous voici arrivées au beau milieu de notre séjour, l’épicentre bouillonnant, le cube bleu dans Mulholland Drive, le moment où tout bascule, un train Kyoto-Tokyo nous emporte à grande vitesse vers une rupture encore plus franche. Celle où nos repères culturels s’évaporent dans le dédale des ruelles fumeuses de Shibuya. Peut-être une seule rampe à laquelle se cramponner, un point de repère discret, la présence sereine des cerisiers, plus fragile qu’à Kyoto mais tout de même là pour calmer notre émoi.

Céline Grangey, Laurent Teycheney et Sophie Bernado à Tokyo

11 avril 2019

Aujourd’hui Laurent Teycheney, vivant depuis 25 ans au Japon et professeur de composition à l’Université nationale des Beaux-Arts et de la Musique de Tokyo, « Tokyo Geidai », nous permet une rencontre musicale avec Ko Ishikawa.

Ko Ishikawa, plein de bienveillance et de douceur arrive sur les lieux. Membre de l’ensemble Reigakusha (ensemble de Gagaku [1]) et de l’ensemble Muromachi, fondé par Laurent Teycheney en 2007, Ko a traversé plusieurs fois la planète pour donner des concerts. C’est un fin et magique joueur de Shô, l’orgue à bouche japonais.

Sophie Bernado et Ko Ishikawa à Tokyo

Afin de nous rencontrer musicalement, nous lui proposons de débuter par une improvisation basée sur les accords traditionnels. Les timbres du Shô et du basson se mêlent étonnamment bien, tout de suite un bel équilibre se construit entre les deux instruments. Le Shô possède une anche libre métallique et des tuyaux en bambous de différentes tailles, ce qui en fait un cousin éloigné du basson. Ko Ishikawa est très à l’aise dans les improvisations. Après avoir expérimenté d’une manière plus free nous l’amenons à jouer sur deux de nos compositions : « Ducks and Boats » et « Arashiyama ».

Quel gracieux personnage plein de délicatesse !
Après un petit salut de la main à la japonaise, un thé et un plat à base de riz avalés goulûment dans le parc de Ueno, nous entrons dans un karaoké box. Une immersion dans les marécages de la cacophonie et de la polytonalité, le règne de l’attentat auditif, un univers parallèle qui serait le purgatoire du mélomane.
C’est ici que nous devons rencontrer Bueno Kunichiro, mais il est en retard, retenu à son travail. Au bout d’une heure et demie de torture musicale, le réservoir d’énergie et de zen pourtant gonflé à bloc par notre session avec Ko est hélas dans le rouge et nous commençons à nous dessécher sérieusement. Bueno Kunichiro se tient finalement devant nous et nous emporte dans un tourbillon d’une heure de musique effrénée.
Tous les pores de notre peau se réhydratent à la vue de cette personne tellement touchante, un enfant de 5 ans se tient devant nous, il n’est pas enfermé dans son corps d’adulte sérieux, « encostardé » et « encravaté », mais vit harmonieusement à ses côtés.

Sophie Bernado et Bueno Kunichiro

L’impression d’avoir plongé dans un film de Miyazaki est forte… un de ces personnages hauts en couleurs, petit cœur d’artichaut…
Avant de commencer à musiquer, il étale tous ses petits objets percussifs et sort de son sac deux masques : l’un fabriqué de toutes pièces avec des jouets et l’autre rapporté de l’un de ses voyages au Pérou.
« Je veux réunir tout mes amis du monde entier et jouer pour donner de la joie aux êtres humains. » Cette phrase ouvre la danse et nous submerge sous une vague de fantaisie et de rires.
Nos sacs sur le dos, nous repartons. Il nous serre contre son cœur mille fois et attend aux barrières du métro de nous voir disparaître dans la foule tokyoïte pour s’évanouir à son tour dans la nuit.

12 avril 2019

Ce soir, Laurent Teycheney nous accueille au concert de l’ensemble Muromachi. Premier rang face aux musiciens baroques et traditionnels. Stop, tout s’arrête, une prière collective, un recueillement. Une magnifique purification après notre promenade du quartier d’Akihabara, brouhaha vomissant, débordant d’informations, violant et vidant chacun de nos sens.

Le programme musical mêle avec beaucoup de goût musique baroque et contemporaine. Aucune grand-mère cousant un patchwork mélodique à l’horizon… L’unité, la réunion des forces vives de chacun, l’union des compétences, voici ce que Laurent, maître Jedi, homme discret, lumière sereine dans l’ombre, génère avec modestie. Quel être beau et généreux, loin d’être un Padawan !

Bar à yakitori, saké, ail grillé, saké, brochette de cœurs, saké, kimchi (salade de chou fermenté)… saké…
Yakitori signifie littéralement « oiseau grillé ». Notre train repart vers Kyoto aujourd’hui emportant deux oiseaux grillés dont les tempes sont un peu douloureuses.

(A suivre...)

par // Publié le 21 avril 2019
P.-S. :

Lila Bazooka sera créé en avant-première les 6 & 7 juin 2019 à L’Atelier du Plateau dans sa forme solo et en duo avec Clément Petit (6 juin) puis avec Sylvain Lemêtre (7 juin).

[1Le gagaku désigne l’ensemble des répertoires de la musique de cour du Japon. Il comprend des répertoires orchestraux, des chants et de la danse