Chronique

Lisa Sokolov

Presence

Lisa Sokolov (voc, kb), John Di Martino (p), Cameron Brown (b), Gerry Hemingway (d)

Label / Distribution : Laughing Horse Records

A une époque où certaines chanteuses de jazz ont une fâcheuse tendance à glisser vers une musique sucrée, Lisa Sokolov, elle, a délibérément choisi le piment !

Depuis qu’elle est “montée” à New-York en 1977, Lisa Sokolov est résolument avant-gardiste. Il faut dire qu’avoir chanté avec William Parker, Cecil Taylor, Andrew Cyrille ou Rashied Ali, et consacrer une partie de son temps à la musicothérapie, ça ne porte pas vraiment vers la chansonnette d’ambiance. Sur Presence, elle se fait accompagner par John Di Martino, pianiste surtout connu dans le milieu du latin jazz pour sa collaboration avec Ray Barretto et Bobby Sanabria. Cameron Brown est à la contrebasse - ce n’est pas un hasard car il a joué en compagnie de Sheila Jordan, avec qui Lisa Sokolov a quelques points communs musicaux. A la batterie, un autre avant-gardiste de choc, Gerry Hemingway, percussionniste fétiche d’Antony Braxton et inlassable chercheur, comme en témoigne son récent duo avec Jean-Luc Cappozzo ou son quartet avec Ellery Eskelin.

Presence est le troisième enregistrement de la chanteuse en leader après Angel Rodeo en 1993 et Lazy Afternoon en 1999. Il est composé de prises en studio et en concert (au Tampere Jazz Happening en Finlande et au Vision Festival à New York, en 2002). Aidée par une indubitable agilité rythmique, Lisa Sokolov aborde tous les tempos avec la même assurance et parsème ses improvisations de nombreux changements de rythmes, du scat à la berceuse. Une technique impressionnante lui permet des effets divers, du murmure à la voix de tête, en passant par une belle maîtrise des dissonances. Lisa Sokolov joue également beaucoup sur son timbre, clair dans les aigus, mais qu’elle sait rendre rageur dans les graves. Cameron Brown est un accompagnateur minimaliste et discret, mais son duo avec Lisa Sokolov, dans « You Do Something To Me », dévoile un son très naturel et ouvert. John Di Martino passe des clusters contemporains aux accords latinos, sans se départir d’un jeu où le rythme prime. Quant à Gerry Hemingway, c’est un batteur de luxe, mélodieux à souhait.

Le choix des thèmes est assez surprenant. Les compositions originales de Lisa Sokolov alternent avec des tubes du music-hall. C’est ainsi qu’on entend « Oh, What A Beautiful Day », au répertoire notamment de Ray Charles, Frank Sinatra et Glenn Miller, « For All We Know » passé par Nat King Cole, Nina Simone, Ray Charles… et le traditionnel « Home on The Range » que Frank Sinatra et Bing Crosby ont interprété en leur temps. C’est sur ces trois ballades, très calmes et sans batterie, que Lisa Sokolov se rapproche le plus des crooners qui l’ont précédée. En particulier « Oh, What A Beautiful Day » dans lequel elle place parfois un petit vibrato de circonstance tandis que le pianiste égrène ses arpèges monotones. Sur les deux autres morceaux, Lisa Sokolov joue sur des contrastes entre chuchotements et voix claire, mais on peut regretter qu’il n’y ait pas davantage d’interaction avec John Di Martino, dont l’introduction de « For All We Know » dans un esprit de musique contemporaine aurait pu déboucher sur un dialogue amusant. Dans une veine similaire, « Sons of… » n’est autre que la valse « Fils de… », que Jacques Brel enregistra en 1967 avec beaucoup d’expressivité, accompagné d’ondes Martenot, instrument auquel devrait songer Lisa Sokolov pour un prochain enregistrement…

Pour l’instant, vous pourriez vous dire, à juste tire, que le titre de l’album est usurpé ! Mais voilà, trois autres tubes dévoilent une autre facette de Lisa Sokolov. Commençons par « And When I Die », une chanson de Laura Nyro placée sous le signe des contrastes : de la douce ritournelle étirée aux cris, en passant par un chant coléreux sur un rythme de polka. Dans un « You Do Something to Me », pourtant encore une scie, rendue célèbre par Marlène Dietrich et Frank Sinatra - mais que n’a-t-il pas chanté ? -, le morceau commence par un échange vif entre Cameron Brown et Lisa Sokolov, avant qu’elle ne parte dans un scat endiablé. A la manière de Betty Carter elle malaxe la mélodie, le rythme et sa voix, et Cameron Brown n’en perd pas une miette. Vient ensuite le hit d’Aretha Franklin, « Chain of Fools ». Après une courte introduction à base d’onomatopées, le morceau révèle une chanteuse rageuse, soutenue par une section rythmique sous tension.

Entrons maintenant dans le vif du sujet. « Water Lilies » commence comme une douce mélopée aux accents indiens (d’Amérique) et se poursuit, du bout des lèvres, à la manière d’une berceuse. Impression renforcée par les motifs que joue John Di Martino et l’accompagnement mélodieux de Gerry Hemingway. Sur « Hopefully », un thème de William Parker, Lisa Sokolov chante a capella en se doublant elle-même à la fin du morceau, très rythmé, entre chant et incantation. « Presence » surprend à la première écoute avec ce départ en canon des voix de Lisa Sokolov et le déroulement du thème, toujours entre scansion et chant. Gerry Hemingway confirme son sens mélodique et John Di Martino ses aptitudes rythmiques ! Enfin, suivent deux autres chants incantatoires d’un expressionnisme exacerbé : « Hard Being Human » et « As It Is ». Le premier est très rythmique, répétitif, sur fond de clusters jetés par le piano, de jeu haché à la batterie, et saccadé à la basse. Le solo de John Di Martino est teinté de musique latine, mais le motif répétitif joué à la main gauche maintient l’ambiance. « As It Is » est fait de cris déchirants, de passages en voix de tête, de pleurs… Le piano et la batterie alourdissent encore l’atmosphère, déjà pesante… On frise la transe. Un chant de révolte ou de tristesse qui vient des tripes ; âmes sensibles s’abstenir !

Presence est donc un disque compliqué et inégal qu’on évitera d’écouter en ouvrant des huîtres, mais qui mérite qu’on y consacre une oreille attentive car il reste fascinant et résolument original…