Chronique

Martin Penet/Pascal Rabaté

Charles Trenet

Moment délicat et pourtant précieux que cette chronique révélant tout l’amour porté à cet homme singulier, auteur des paroles et des musiques de plusieurs centaines de chansons, croquis savoureux pleins de rythme, de jeunesse et de poésie. J’espère y rendre hommage à Charles Trenet grâce à cette livraison très réussie de la collection BD Musique, comportant un double CD et une BD originale.

Tout a été dit sur Charles Trenet. Tout, son contraire, et le contraire de son contraire. Admiration idolâtre du wonderboy (« le fou chantant ») à l’écoute des premiers albums et sans doute des premiers concerts… affolants ; puis rejet pour de plus sombres raisons, critiques d’une écriture « trop légère », jugée superficielle. Beaucoup continuent à faire la fine bouche… Retour enfin à une admiration plus raisonnée, une fois éclaircies les raisons de son style flamboyant. On peut préférer d’autres chanteurs, mais à l’époque il charme autant Mistinguett que Joséphine Baker et dépasse de loin les crooners Jean Sablon, Tino Rossi et autres Maurice Chevalier, qu’il laissera bien volontiers interpréter ses chansons. Il apparaît extraordinaire dans le paysage musical français, une comète qui saura s’installer durablement. Il a rendu possible tout un univers de la chanson française actuelle et sans doute future, influençant Brassens, Higelin, Nougaro, Gainsbourg, Le Forestier et d’autres. (Juliette Gréco enregistre avec Michel Legrand « Coin de rue », par exemple).

Au fil des ans, le personnage au chapeau mou rejeté en arrière, au complet bleu et à la cravate blanche est devenu caricatural, une accumulation de clichés. Les dédaigneux ont-ils seulement écouté attentivement les chansons de Trenet et ce qui se jouait à ses débuts ? Personnalité précoce, ce surdoué a secoué, rénové, épousseté la chanson, paroles et musiques. il serait absurde de lui refuser le titre de créateur.
Les plus grands ne s’y sont d’ailleurs pas trompés : Cocteau, Soupault, Supervielle, Mac Orlan écriront sur ces premières apparitions qui changent le music-hall français ; Francis Blanche a écrit les paroles de « Sur le fil » et « Devant la mer » et travaillé sur l’époustouflant « Débit de l’eau, débit de lait ». Jacques Prévert lui a écrit des chansons. Tous ont reconnu en lui un humour proche des surréalistes et du nonsense britannique. « L’âme des poètes » sera Grand prix du Disque de l’Académie Charles-Cros.

Sa fantaisie se nourrit de l’esprit BD, le favorise et brouille une fois de plus la frontière entre réalité et fiction. Ce n’est jamais sérieux, mais on aurait tort de ne pas lui accorder toute son attention, de prendre ce divertissant récital à la légère. La partie BD de cette long box, due à Pascal Rabaté, illustre principalement les paroles de « Je chante » (1937), premier gros succès de Trenet, qui s’était déjà fait remarquer dès son duo avec Johnny Hess. Comment ne pas établir d’analogie avec la crise actuelle ? Car Trenet écrit simplement la chanson d’un SDF d’alors. Ses textes parlent souvent d’après, de la mort, de ces fantômes pas si malheureux qui reviennent hanter les vivants (« Mam’zelle Clio« , »Je chante »). Auteur complet à 24 ans, cet « effrayant génie » est plein de ressources, équilibriste baroque mais sans préciosité, drôle et profond, léger de façon insoutenable, lucide enfin.

Chaque chanson est une petite histoire, une « microfiction » qui nous entraîne dans son rêve de vie. Car Charles Trenet a constamment rêvé sa vie et a eu la chance, la volonté, l’énergie de vivre son rêve. Charles Trenet c’est la joie de vivre (écoutez-le swinguer sur n’importe laquelle des chansons), l’imagination au pouvoir. Et pourtant, il est plein de nostalgie et, chez lui, le retour à l’enfance est permanent. « Revoir Paris, un petit séjour d’un mois »… « Ménilmontant » (prévu initialement pour « Momo »)… sont terriblement émouvants et nous parlent toujours. Quand la réalité est par trop invivable, il faut, pour lui échapper, fuir dans le rêve, à la manière de Mrs Muir et son fantôme de capitaine chez Mankiewicz. Autre parallèle, cette fois avec le cinéma de Woody Allen dans La Rose pourpre du Caire, où le personnage de fiction traverse l’écran pour rejoindre Cécilia et mettre de la couleur dans sa vie. Rayon cinéma, Trenet n’a tourné que dans deux films mineurs qui ne valent que pour la B.O, où l’on retrouve tout un florilège de ses tubes d’alors : La route enchantée (« Il pleut dans la chambre », « Boum », « Vous êtes jolie »…) et Je chante (« La vie qui va », « Ah dis ah dis ah bonjour », « Les oiseaux de Paris », « Quand j’étais p’tit, je vous aimais »).

Quant au jazz, qui nous occupe dans ces chroniques, Trenet contribua sans le moindre doute à populariser le swing dans la France de l’immédiat avant-guerre en jouant avec des orchestres de jazz, des musiciens reconnus tels qu’Alix Combelle dirigeant Le Jazz de Paris, le clarinettiste Hubert Rostaing, le quintette du Hot Club de France de Stéphane Grappelli et Django Reinhardt. Il donne une version swing qui renouvelle « Le Temps des cerises » et égrène les vers de la « Chanson d’automne » de Verlaine trois ans avant qu’ils ne deviennent le fameux indicatif de Radio Londres, annonçant le débarquement en Normandie… « Les sanglots longs/des violons/de l’automne… »

Alors, chapeau à Martin Penet, auteur de cette sélection impossible, quand impitoyablement il faut trancher, refuser « Papa dans les bois », « Pic pic pic », « Il pleut dans ma chambre »… Il a fait preuve d’une grande précision dans sa recherche discographique, citant les principaux enregistrements. D’où la pertinence de ces deux CD, qui cernent au mieux, via 48 titres, les débuts du « fou chantant » (CD1) et le Trenet nostalgique (CD2), y compris lors de son séjour aux USA, quand il se sent exilé, dans l’immédiat après-guerre.

Indispensable, de nos jours encore.

par Sophie Chambon // Publié le 3 septembre 2012
P.-S. :

A lire également :

  • Cabu, Stéphane Ollivier, Karine Le Bail, Philippe Tétard, « Charles Trenet, la vie en mauve » (Bd Jazz Editions, 2006)