Portrait

Quatuor Machaut : enregistrement en cours

Enregistrement du premier album du Quatuor Machaut sur le label Ayler Records.


Photo © D. Gastellu

Du 5 au 11 mai 2015, le quatuor Machaut enregistrait son premier album, autour de la Messe de Nostre-Dame de Guillaume de Machaut, dans une abbaye de Noirlac métamorphosée par la nuit et la musique. Nous y étions les 7 et 8 mai.

Ils ont attendu que l’abbaye se vide de tous ses visiteurs. Ils ont attendu que les portes se referment sur le silence. Ils ont attendu que la nuit s’empare des couloirs. Des ombres se glissent dans l’abbatiale déserte, des projecteurs se balancent à bout de bras, une caméra suit les reflets sur les saxophones. Jean-Pascal Retel, photographe et vidéaste attitré du Quatuor Machaut, officie au tournage de ce qui sera le teaser de l’album : cela tient du happening nocturne, du bricolage et du grand bazar inspiré.

Ils ont placé leurs pupitres dans le réfectoire, ouvert les étuis, humidifié les anches. Calculé empiriquement l’emplacement de chacun pour chaque morceau, fonction des résonances, des voûtes et des trois colonnes. Cela évolue, les répétitions sont faites pour ça même si le programme a déjà été joué maintes fois : pour telle pièce on se mettra en arc de cercle - non : finalement, en rectangle. Pour telle autre, en triangle. Géométrie humaine : la disposition des instrumentistes dépend de la voix qu’ils tiennent dans la pièce.

Francis Lecointe, Quentin Biardeau, Gabriel Lemaire
© D. Gastellu

Elle a commencé l’installation du matériel sans attendre la fermeture de l’abbaye : les visiteurs s’étonnent, observent, s’interrogent, n’osent pas questionner. Elle a tiré les câbles, les a enroulés en plusieurs tours sur eux-mêmes avant de dévider le reste jusqu’au chauffoir des moines, au fond du couloir, où il y a du café, du thé, des fruits et une table avec des ordinateurs, des écrans, une lampe, des partitions. A la fois salle de repos et régie technique. Elle a posé les micros.

Quelques rares privilégiés : dessinateur, journaliste, patron du label, assistent le plus discrètement possible à un rituel connu – l’enregistrement d’un album – que le génie du lieu a tôt fait de changer en cérémonial. Ingénieure du son et musiciens sont chacun à leur poste mais nous, nous pouvons nous déplacer. Qui n’a pas parcouru en chaussettes une abbaye cistercienne au milieu de la nuit ne sait pas ce qu’est le silence : cette masse d’air lourde, tangible, qui enveloppe chaque bruit, le met en relief, le montre du doigt comme un prodige ou comme une incongruité.

Qui n’a pas assisté à l’enregistrement nocturne de la Messe de Nostre Dame par le Quatuor Machaut dans l’abbaye de Noirlac ne sait pas que le son est une matière palpable, qu’il vous touche physiquement, que vous pouvez le prendre entre vos doigts. Vous pouvez presque le voir.

Les quatre saxophones sont comme quatre voix humaines : les timbres sont différents ; chacun a son grain, ses phrasés, ses articulations, des attaques qui lui sont propres. Pour autant, ces quatre individualités disparates se fondent pour n’être plus qu’une seule présence protéiforme, bien plus prenante que si l’on avait cherché une sonorité homogène. Les instruments sont ici nus comme Adolphe Sax les a faits, sans pédales d’effets, sans électronique. Juste la mise en état vibratoire de choses très simples : des anches, du métal, de l’air, des pierres.

Nous sommes immergés dans un extraordinaire amplificateur dont chaque recoin renvoie le son comme un joueur renvoie une balle : activement, avec effet et intention. Les pierres sont vivantes. Elles entendent, elles écoutent et si cela leur plaît, elles propagent la nouvelle à travers tout le bâtiment. Manifestement, elles aiment : les vagues des quatre saxophones roulent dans le dortoir des convers comme dans l’escalier de la salle des moines ; toute la bâtisse résonne et vibre. Il s’en faut de peu qu’elle se mette à ronronner.

Quatuor Machaut, J.P. Retel
© D. Gastellu

Céline Grangey, l’ingénieure du son, scrute les oscillographes et déchiffre à vue les partitions ouvertes devant elle. Les hiéroglyphes sur l’écran dessinent une autre écriture musicale.

Quand ils reviennent à la régie, les saxophonistes parlent technique. « Sur le « Gloria », le calage doit être mathématique, pas agogique », lance Quentin Biardeau. Simon Couratier et Francis Lecointe, entre deux réécoutes au casque, discutent position de la langue, placement de la respiration. Quentin repasse les partitions avec Céline. Gabriel Lemaire choisit minutieusement une nouvelle anche.

Après le Kyrie, ses mélismes, ses contretemps, ses harmonies étranges, la grande affaire ce soir, c’est un morceau « spectral » où les quatre saxophones jouent de longues nappes en souffle continu, à l’unisson – la résonance et les différences de timbre entre les quatre instrumentistes provoquent un battement de fréquences – un phénomène acoustique qui fait entendre une pulsation là où il n’y en a pas. Plusieurs prises pour assurer le coup, qui nous permettent d’écouter depuis différents points de l’abbaye, et jusque dans le réfectoire où se déroule l’enregistrement. La puissance de cette musique dans ce lieu est absolument saisissante.

Mon séjour s’arrête là, au petit matin. L’équipe a encore plusieurs nuits de studio devant elle. Quelque chose me dit que cet album va faire date.