Scènes

Mister Jazz of Romania, à l’Hôtel de Béhague

Concert de Johnny Raducanu, le 25 octobre 2005.


C’est un vieux monsieur à la barbe blanche et l’œil pétillant qui entre dans la salle de bal Louis XV, toute de vert et d’or, de l’Hôtel de Béhague. Calotte sur la tête, à la Friedrich Gulda (avec qui il a enregistré), Johnny Raducanu s’installe au piano, sous les lustres de cristal, près de la cheminée, et attaque son « Écho des Carpathes », comme à la maison…

Nous sommes à l’ambassade de Roumanie à Paris, Johnny Raducanu est entouré des siens et nous parle en roumain… quand il ne joue pas. De beaux accords bien plaqués, un legato perdu dans une pédale un peu trop présente au début, mais le monsieur n’est plus tout jeune et doit se chauffer les phalanges. Pourtant, il porte bien ses soixante-quatorze ans et montre une belle joie de vivre : il grogne en jouant, comme Glenn Gould, même si parfois, il s’emporte et rugit. Ses mélodies sont empreintes des thèmes d’Ellington, son harmonie frôle parfois Bill Evans, dans une nostalgie dansante. Mais il ne croit pas à la tristesse, Monsieur Raducanu : son « Epu Blues » n’est pas du tout plaintif, plutôt primesautier.

Le vieux pianiste joue comme chez lui, tranquille. Le métier lui permet les silences, les tâtonnements, et il enchaîne les accords chaleureux et denses des mélodies des années 40, dont paraît-il, il est un passionné. Les thèmes ne sont pas poussés jusqu’au bout, il y glisse quelques échappées qui nous rappellent inévitablement Keith Jarrett, avec un son plus généreux et plus chaud. « Balada lautareasca » est un détour par Satie, une ambiance « gymnopédienne » teintée, peut-être, de folklore roumain. Sa « Badinerie » (Gluma), est d’ailleurs très applaudie par les spectateurs roumains, qui ont accueilli les premières notes en échangeant des sourires entendus.

Johnny Raducanu - Jazz Bestament

Johnny Raducanu déplie ensuite la partition de « Song for Alexandra » comme une carte Michelin : il entame une introduction aux accents « ravéliens », pleine de graves et d’arabesques, nous entraîne dans une java, puis glisse quelques traits d’un accordéon musette. Sa biographie nous rappelle d’ailleurs qu’à dix ans ans, armé d’un accordéon justement, il animait les bals d’officiers pour gagner sa vie, alors que son père et ses frères étaient au front… Plus tard, c’est la contrebasse qu’il étudia au conservatoire de Bucarest, mais sans obtenir son diplôme, parce qu’il refusa de passer l’examen militaire (obligatoire dans la Roumanie des années 50). Renvoyé, Johnny ! Mais le ministère de la Culture l’envoya quand même au Festival de la Jeunesse de Moscou. Son trio fut remarqué par Raymond Legrand et Marcel Azzola - membres du jury - et remporta la médaille d’or. En 1966, ce trio enregistre le premier disque de jazz roumain, Jazz in trio, avant que Johnny ne se remette au piano.

Mais qu’a-t-il fait dans sa jeunesse, Johnny, pour nous émouvoir autant dans « Iarta-ma » ? La traduction, « Pardonne-moi », nous oblige à un silence pudique devant le seul morceau réellement triste de la soirée…

Soudain, il interpelle un vieillard encore plus âgé que lui, qui se lève et que l’assistance applaudit. On sent une vraie complicité entre les deux hommes. D’ailleurs, par la suite, Johnny l’interpellera souvent. Ma voisine, qui m’a d’abord pris pour un certain M. Popovitch, m’apprend que ce vieux monsieur fut le professeur de musique de Johnny Raducanu, et qu’il n’est autre que le père de Vladimir Cosma. Il peut être fier de son compositeur d’élève, qui sait si bien combiner les classiques du jazz (à l’image du beau mélange d’« Embraceable You » et de « Summertime » qu’il joue en bis), les ambiances musettes et la musique française. Et le tout, à sa façon bien à lui, sans jamais nous laisser le goût un peu âpre du pastiche.

Nous irions bien faire un tour du côté de son disque Jazz Bestament, enregistré cette année à Paris, mais l’organisateur nous apprend qu’il manque encore quelques milliers d’euros pour payer la Sacem et lancer la fabrication du premier lot ! Preuve s’il en est, que « Mister Jazz of Romania » (dixit Duke Ellington, rien de moins) n’était décidément pas venu pour promouvoir un disque, mais bien pour partager sa musique, en famille, tout simplement…

  • Al O’Reil et Bob Hatteau