Scènes

Pierre Bensusan en concert

La guitare acoustique autour du monde


Le 2 mars 2006, escale à Marseille pour le guitariste, à l’occasion de la sortie de son dernier album, Altiplanos, et avant sa tournée américaine de printemps.

Un des organisateurs de la soirée monte sur la scène et résume brièvement la carrière de Pierre Bensusan. Il fait ensuite diffuser un vieux morceau du guitariste, « The Town That I Loved So Well », enregistré sur son premier album, Près de Paris, en 1974. Idée intéressante, sorte de promesse d’un saut dans le temps de
plus de trente ans. Flashback éphémère qui va permettre de mesurer tout le chemin parcouru entre hier et aujourd’hui… car effectivement, quelques instants plus tard, le Pierre Bensusan « cuvée 2006 » (un bon cru !) entre en scène, seul comme à son habitude, et le public se retrouve bien loin du monde folk et celte des débuts de l’artiste - même si les racines ne sont ni oubliées ni reniées, comme on le verra en fin de concert.

En ouverture, Pierre Bensusan interprète « Hymn 11 », élégiaque ballade dédiée aux victimes du 11 septembre 2001. Le morceau est très intimiste, doux et lent, les notes sont tenues et résonnent longtemps, comme si elles remplissaient l’espace laissé par l’absence. Néanmoins, le guitariste ne se complaît pas dans cette
ambiance mélancolique et parvient à glisser subtilement vers une contrée plus gaie, où l’on peut encore trouver l’espoir au détour d’une improvisation mélodique ou de passages dansants, bâtis sur des ostinatos de basse. Ceux qui connaissent Bensusan retrouvent, à l’écoute de « Hymn 11 » ce soir-là, son insatiable goût du voyage. Mais, alors que le guitariste nous a davantage habitués aux périples à travers des influences venues du monde entier, il montre ici qu’il peut également explorer l’intime avec finesse.

Par la suite, il permettra à chaque spectateur de découvrir ses
multiples facettes, et notamment son extraordinaire sens de la mélodie. Lors du concert de ce soir, cette qualité est flagrante lorsque Bensusan interprète plusieurs chansons de son répertoire, successivement « Awali » (sur un texte de Jacques Higelin) et le poème de Victor Hugo « Demain dès l’aube ». Mais au-delà de ces titres, les compositions sont bien souvent des chansons même si leur interprétation reste instrumentale. C’est le cas par exemple avec « If Only You Knew », hommage aux Platters, et encore davantage avec « L’Alchimiste », véritable modèle du genre : diverses voix, dans différents registres des basses aux aigus, se croisent et se répondent afin de développer de nombreux thèmes mélodiques qui
rivalisent de naturel et de charme.

Pierre Bensusan © H. Collon

Ce sens - et cette recherche permanente - de la mélodie induisent une sobriété et une humilité naturelle dans le jeu : ainsi sur « Awali », la guitare est extrêmement en retrait, d’une rare discrétion, comme pour ne pas distraire l’auditeur par une
virtuosité inutile dans ce cas, lorsque le seul but est de mettre en valeur texte et mélodie.

Car la virtuosité fait aussi partie du style Bensusan, et ce soir encore elle est présente dans le choix des morceaux. Car outre les titres cités, ainsi que d’autres ballades telles que « Silent Passenger » ou « Le Jardin d’Adonis », le guitariste joue également les pièces « phares » de son répertoire, en particulier « Bamboulé », « Agadiramadan » et les plus récents « Intuite » et « Kadourimdou ».

Bien que dispersés le long de la soirée, ces quatre morceaux constituent néanmoins les points culminants du concert et permettent, par leurs affinités, d’appréhender une des autres caractéristiques essentielles du guitariste : les influences des musiques du monde et une étonnante capacité à les associer entre elles. Ainsi « Bamboulé », qui hésite entre musiques celtiques et brésiliennes, ou « Agadiramadan » et ses passages salsa au milieu d’évocations berbères, et enfin « Intuite », superbe hommage au maître irakien du oud Munir Bachir

Au-delà de la complexité des
compositions et de la richesse de l’écriture, ces morceaux semblent être le creuset de l’inspiration de Bensusan pour ses oeuvres à venir. En effet, on y entend de larges variations, parfois si éloignées de la version de référence que l’on ne sait plus vraiment si l’on assiste à une improvisation débridée ou à la naissance d’un
autre morceau. C’est le cas ici avec une étonnante introduction à « Agadiramadan », basée sur des dissonances et des accords déstructurés, ainsi que sur « Bamboulé » où le passage central, plus lent, est l’occasion d’une très longue variation aux sonorités presque classiques, reléguant au loin l’harmonie originale.
« Kadourimdou », quant à lui, recèle une impressionnante improvisation s’appuyant sur des basses syncopées et des block-chords mêlés à des chromatismes inattendus. Naturellement, de ce point de vue, le fait de jouer en solo garantit la plus grande liberté possible pour tenter toutes les expériences. Etant seul maître à bord, il peut mettre temporairement de côté les structures, durées et progressions pour favoriser le cheminement dans l’inconnu et les digressions les plus suprenantes.

Pierre Bensusan © H. Collon

Un des autres aspects remarquable de Bensusan est sa capacité à repousser les frontières sonores du territoire même de son instrument, à explorer des textures habituellement inconnues de la guitare. La notion d’instrument acoustique prend alors tout son sens ; et si l’on entend toutes les nuances habituelles de la guitare, telles que les basses étouffées permettant davantage de relief, il va bien plus loin dans l’expérimentation sonore, sans aucun
artifice électronique. Ainsi, sur « Intuite », parvient-il à imiter de façon saisissante le son même du oud à l’aide d’une technique de tapping sur les cordes basses. L’introduction de « Agadiramadan » évoque à la fois le berimbau et le bendir, à l’aide d’harmoniques frappées. Enfin, il parvient à imiter l’Irish pipe dans « La marche du sonneur égaré » grâce à des appogiatures et ornementations typiques du jeu celtique.

Lorsque s’achève un long périple, il est parfois doux de retrouver l’espace d’un instant la maison de sa jeunesse ; et après un premier rappel - l’occasion d’entendre « Without You », une bossa nova lente et jazzy -, Bensusan revient une dernière fois interpréter ce qu’il appelle lui-même le « medley celtique », plus de dix minutes pendant lesquelles s’enchaînent des extraits de nombreux morceaux de sa période celte - traditionnels et compositions. « Heman Dubh », « Le voyage pour l’Irlande », « Suite flamande aux pommes », « Maurice au Pays des Merveilles », « The Last Pint », « Si Bhig, Si Mhor », « La marche du sonneur égaré », « Merrily Kissed The Quaker », autant de titres évocateurs qui représentent aujourd’hui une période révolue pour Bensusan.

Révolue mais pas oubliée car à entendre ce medley, on se rend compte que même s’il ne joue plus qu’occasionnellement des morceaux celtes - le plus souvent sous la forme de ce medley -, il en a intégré l’esprit ; l’essence de ces titres fait désormais partie de son vocabulaire musical. Un très bel exemple d’assimilation et de
perpétuation.