Chronique

Pierre de Bethmann Medium Ensemble

Sisyphe

Label / Distribution : Plus Loin Music / Abeille Musique

On peut considérer Sisyphe comme un personnage absurde, aussi bien parce qu’il cherche désespérément à échapper à la mort que par sa volonté d’achever un travail sans fin. Albert Camus l’a qualifié « d’ultime héros absurde », mais un héros qui ne doit pas cependant nous faire oublier que la vie vaut la peine d’être vécue.

Pierre de Bethmann, lui, n’a rien d’un musicien de l’absurde, même si on lui connaît un besoin existentiel de remettre sans cesse son ouvrage sur le métier (peut-être est-il en cela un Sisyphe contemporain, après tout) : ainsi en va-t-il d’Ilium, un projet générique qu’il décline depuis une dizaine d’années selon des formules variables, du quartet initial jusqu’à ce Medium Ensemble qui a récemment vu le jour [1]. Accueilli en résidence par l’Apostrophe, scène nationale de Cergy-Pontoise, le pianiste a voulu non pas tout effacer, mais poursuivre une quête vers « quelque chose d’autre, quelque chose avec d’autres, quelque chose pour autre chose ». L’idée d’une grande formation s’est alors imposée à lui, à condition qu’elle soit composée de personnalités pour lesquelles il ressente une admiration profonde. On retrouve ici des habitués d’Ilium, comme David El-Malek, Stéphane Guillaume ou Franck Agulhon, tout comme de nouveaux venus dans sa sphère expérimentale, des artistes croisés de longue date ou pour certains bien plus récemment. Des musiciens ouverts, prêts à s’impliquer dans un collectif comme à s’exposer en tant que solistes. Ils sont douze, faisant la part belle au souffle – outre le trio piano contrebasse batterie, le Medium Ensemble compte huit instruments à vent et une voix – pour faire jaillir un jazz d’une grande ferveur qui s’apparente, non pas à un aboutissement qui contredirait alors le mythe de Sisyphe, mais à une évolution marquante dans la carrière d’un musicien qui a déjà beaucoup apporté, en leader comme en sideman.

Sisyphe, ce sont cent quarante minutes d’une musique orchestrale emportée par un élan ascensionnel, qui laisse une large place à des chorus habités et toujours justes (plutôt que de citer les solistes, on se reportera à la liste des musiciens). Ce disque se compose d’une suite de neuf longues pièces au milieu desquelles parviennent à se glisser deux « Miniatures » improvisées en trio piano, batterie et clarinette basse (on retrouve avec plaisir dans ce disque l’excellent Thomas Savy) et il est l’expression d’un foisonnement qui se déploie dans un double album ambitieux, jamais coupé des réalités de la nécessité mélodique. Pierre de Bethmann, dont on connaît l’attrait pour le mouvement perpétuel et ce qu’il nomme volontiers des tourneries, signe ici une œuvre complexe dans ses structures, mais captivante par les forces intérieures qui l’animent et la profusion de ses arrangements. Son jazz est plus que jamais à la croisée des chemins : à la fois savant par sa construction et sa mise en place, et néanmoins nourri d’un chant d’une force d’évocation contagieuse. Cette musique fiévreuse est magnifiée par la présence aérienne de Chloé Cailleton, ici vocaliste et non chanteuse [2]. Sa voix n’est pas sans rappeler les Northettes qui illuminaient le jazz rock de deux passionnantes formations anglaises, Hatfield & The North et National Health. Une référence plaisante à souligner, quand bien même elle serait fortuite. Quant à Pierre de Bethmann lui-même, nul besoin de préciser qu’il rayonne d’un bout à l’autre de cette aventure et laisse libre cours à son jeu tout en brillance, dans un état de tension permanente.

Ce sixième épisode de la série Ilium est sans nul doute l’un des plus beaux. L’histoire n’est sûrement pas terminée. Un éternel recommencement ?

par Denis Desassis // Publié le 9 juin 2014
P.-S. :

Pierre de Bethmann (p), Chloé Cailleton (voc), Stéphane Guillaume (fl, ts), Sylvain Beuf (as), David El-Malek (ts), Thomas Savy (cb), Sylvain Gontard (tp, bugle), Camille Lebréquier (cor), Denis Leloup (tb), Bastien Stil (tuba, tb), Simon Tailleu (b), Franck Agulhon (dms).

[1Petit rappel discographique de la série Ilium : Ilium (Effendi – 2003) ; Complexe (Les Disques Deluxe – 2005) ; Oui (Plus Loin – 2007) ; Cubique (Plus Loin – 2009) ; Go (Plus Loin – 2012).

[2Ce n’est d’ailleurs pas la première fois que le pianiste fait appel à une voix puisque Jeanne Added a à deux reprises contribué aux disques de l’Ilium.