Entretien

Pierre de Trégomain

Pierre de Trégomain est une figure montante du jazz vocal… Vocal ? Du jazz, tout simplement. Et si les chanteurs sont moins nombreux que les chanteuses, ils n’en sont pas moins talentueux…

Pierre de Trégomain est une figure montante du jazz vocal… Vocal ? Du jazz, tout simplement. Et si les chanteurs sont moins nombreux que les chanteuses, ils n’en sont pas moins talentueux…


- Je vois qu’un de vos morceaux est posé sur le pupitre du piano. Vous travaillez le chant en le soutenant par des harmonies, ou est-ce le piano que vous travailliez ?

Photo Thomas Eskenazi

J’apprends le piano depuis deux ans et je l’utilise à la fois pour travailler la voix et la composition. C’est devenu un outil indispensable dans ma pratique du jazz, un moyen et un but en soi. Et c’est une nouveauté qui a changé beaucoup de choses pour moi : jusque-là j’abordais la musique sans connaissances harmoniques, je travaillais la voix et l’oreille de façon assez instinctive ; mes premières compositions, je les avais bien dans l’oreille mais j’étais incapable de les retranscrire moi-même.
Donc mon travail est devenu double grâce au piano : à l’approche directe et émotionnelle, qui comportait ses limites, s’est ajoutée une approche plus consciente, plus réfléchie quant à la structure des morceaux, aux éventuelles cadences que j’intègre ou justement que j’évite. Maintenant que j’en sais (un peu) plus en harmonie, je m’aperçois que ma crainte de voir mon inspiration défraîchie par des carcans formels de type « II-V-I » était infondée. De fait, je constate que j’ai des couleurs harmoniques de prédilection – la gamme par tons me poursuit depuis des années ! Et puis j’ai compris il y a peu que certains accords m’avaient beaucoup marqué, m’avaient rendu heureux quand j’étais enfant. Je me souviens d’un sentiment de quasi-béatitude lorsque j’ai entendu à la radio « Take Me With You » de Prince quand j’avais dix ans !

- Les oiseaux chantent sans connaitre le solfège, en effet ; et certains compositeurs, comme Olivier Messiaen, allaient en relever la « partition ». Comment se sont fabriqués les morceaux de votre premier album, My Cold Song, textes et musiques ?

Photo Thomas Eskenazi

Parfois la musique vient en premier, comme pour « Secret Garden » : la mélodie m’est apparue alors que je marchais, ce qui est souvent le cas ; puis j’ai cherché les accords, et ensuite des paroles. D’autres fois, le texte a induit le reste ; c’est le cas en particulier pour la composition en français, « Chantier » : l’écriture en français était plus difficile, c’est une langue autrement plus connotée pour moi que l’anglais, une langue piégée ! En revanche, les textes en anglais me sont venus relativement facilement, et puis ce choix relevait à la fois d’un réflexe – la tradition du jazz en anglais – mais aussi d’une certaine pudeur à l’idée d’écrire des textes personnels, directement accessibles au public français. Les choses ont évolué et aujourd’hui, je travaille sur de nouvelles compositions en français.

Les morceaux se sont constitués en trois étapes. La plupart du temps j’ai d’abord écrit le texte, la mélodie et l’harmonie, puis c’est Arnaud Gransac, au piano, qui a réécrit lisiblement la musique et se l’est appropriée en tant qu’arrangeur : harmonisation, ligne de basse, etc. D’autres compositions ont été écrites par nous deux ; l’idée de « Burnt Fingers in Love Matters », par exemple, m’apparaissait clairement, mais je ne parvenais pas à la terminer et, ensemble, nous avons fait aboutir le morceau. Arnaud a signé certains morceaux seul, avec moi ou avec Lahcène Larbi. Dernière étape : en répétition, à quatre, on fait évoluer les structures, Benoist Raffin apporte sa sensibilité à la batterie, Lahcène puis Fabricio Nicolas à la contrebasse proposent leurs idées et les compositions deviennent des créations collectives.

  • Certains titres sont des variations sur des thèmes connus ; je pense à « My Funny Valentine », dont vous avez tiré « Birthday Child ».

Oui, c’est une allusion, une référence en forme d’hommage parce que je suis très imprégné du répertoire des standards de jazz, je le vois comme un prisme à travers lequel appréhender le monde : il y a dans les Real Books une chanson pour chaque situation, chaque émotion ! « Sometime Thing » est une référence à « A Woman is A Sometime Thing », dans Porgy and Bess ; je trouvais que cette inconstance, cette précarité parlait plus de la condition humaine que d’une supposée « nature féminine » ! Le premier titre, « My Cold Song », est un hommage à Purcell - sans rapport avec le jazz donc -, dont Klaus Nomi a magistralement interprété l’original au début des années quatre-vingts. Et puis, effectivement, « Birthday Child » dont la première phrase évoque « My Funny Valentine » comme pour donner une fausse piste et se tourner ensuite vers une thème que j’ai composé. C’est aussi une chanson douce-amère (« My Funny Valentine » parle d’une femme maladroite mais attachante). « Birthday Child » évoque une personne dont les joies sont toujours teintées de tristesse. Cette ambivalence inhérente aux émotions me paraît essentielle ; elle est au cœur de tous mes morceaux. Je ne connais pas de joie qui ne soit teintée de mélancolie, ni pas de perte qui ne soit mêlée de soulagement.

- Pour composer, certains s’isolent, d’autres ont des idées qui viennent en marchant, d’autres encore dans des situations-limites… Vous sentez-vous inspiré dans des tonalités affectives particulières ?

Photo www.jazz-rhone-alpes.com

L’inspiration surgit bien souvent sans qu’on s’y attende. Si je prépare des conditions pour être seul, pour faire le vide, ce n’est pas forcément là que ça va se passer. Les idées peuvent venir comme ça. C’est un mystère. Je puise à la fois dans mes émotions, mes expériences, mes souvenirs, mes rêves, et dans tout ce qui m’entoure - une remarque, un paysage, une musique.

- L’inspiration d’un chanteur de jazz comme vous doit au moins être double puisqu’il y a la composition et l’improvisation. Est-ce que vous avez des périodes inspirées (compositions), des instants d’inspiration (propices à l’improvisation) ?

Je chante en permanence, pas seulement sous ma douche ! Je chante tout le temps. J’aime chanter des chansons que je connais, mais aussi improviser, sans même m’en apercevoir parfois. Tout le temps, comme une musique intérieure qui coule en permanence. Le quartet joue des compositions relativement écrites, mais qui laissent beaucoup d’espace à l’improvisation, et nous avons une confiance musicale qui nous permet une belle interaction dans l’improvisation.
L’improvisation est un espace libre que nous créons entre musiciens pour dialoguer, mais c’est aussi une écoute intérieure ; je la vois comme une occasion de sortir de son carcan, de ses gonds, de soi ; une occasion de se placer hors de soi pour aller ailleurs et qui permet d’obtenir ce qu’on n’aurait pas composé de la même manière, une surprise.

- Vous avez remporté en 2008 le concours du festival de « Crest Jazz Vocal » avec votre quartet, et vous y étiez à nouveau ce 2 août 2011. En vous programmant, Crest confirme le plaisir de sa découverte. Que peut-on vous souhaiter à tous ?

Il y a un lien fort entre le quartet et Crest Jazz Vocal depuis 2008. L’équipe nous a témoigné son soutien, a entretenu le contact, nous a fait venir dans la Drôme, et cette programmation en 2011 montre qu’elle a à cœur de parrainer les lauréats du concours. On était évidemment très heureux d’y jouer. Sur scène, on a présenté avant tout notre album, My Cold Song, plus quelques surprises…
Ce que nous souhaitons, c’est continuer à faire vivre et évoluer le répertoire sur scène, et avancer vers un deuxième album.