Entretien

Romain Baudoin démocratise l’improvisation

Le vielliste Romain Baudoin a développé la « taula », un dispositif qui favorise l’improvisation.

Romain Baudoin à Jazz à Luz © Camille Laran

Romain Baudoin joue de la vielle à roue dans cet espace de création où se mêlent les musiques traditionnelles et l’improvisation. Il a notamment développé le concept de « taula » – « table » en occitan – pour favoriser l’improvisation libre et la développer auprès des spectateurs qui peuvent alors prendre part à cette « conversation » musicale et bruitiste. Il parle plutôt de « conversations sonores ». À l’occasion de cette interview, il précise ce dispositif et, au-delà, son parcours et son choix d’inscrire sa pratique dans l’improvisation libre.

Romain Baudoin - Jazz à Luz 2024 © Camille Laran

- Vous êtes un musicien qui a un pied dans la tradition occitane et l’autre dans les musiques improvisées. Est-ce que vous clivez ou bien associez-vous les deux ?

Ma réponse est simple car l’une et l’autre sont des musiques de l’oralité. De plus, dans les musiques traditionnelles, on apprend par l’écoute et l’imprégnation, l’improvisation est donc complètement intégrée. Et puis il n’y a pas d’un côté la reproduction de musiques écrites et l’improvisation complètement libre. C’est un continuum qui va de l’ornementation à l’improvisation libre. S’il n’y avait pas, dans l’interprétation, une part de la personnalité du musicien, il n’y aurait pas de grands interprètes. Toute musique écrite serait jouée de manière identique. Or, ce n’est pas le cas. Une part de ta personnalité passe dans la manière dont tu joues une partition. De l’autre côté, il y a l’improvisation libre. Là, on part du silence et on développe. J’ai envie de dire qu’au milieu, on trouve le jazz plus classique avec la grille et les chorus. Mais on trouve d’autres styles dont les musiques traditionnelles.

- Et donc improviser, qu’est-ce que cela représente pour vous ? Joëlle Léandre dit qu’on improvise tout le temps quand on discute et que finalement c’est quelque chose de très répandu.

Je ne sais pas quoi ajouter. Improviser c’est converser, je souscris complètement. J’ajoute que c’est presque un truc d’hygiène. On en a besoin et il faudrait l’apprendre dès qu’on est tout petit. C’est essentiel. C’est comme quelqu’un qui apprend une langue étrangère. Il apprend du vocabulaire, des tournures mais s’il ne pratique pas, s’il ne prend pas le risque de pratiquer, s’il ne fait pas d’erreur, il en reste à l’apprentissage de ce seul vocabulaire. Quelqu’un qui apprend l’anglais par exemple, il faut qu’il pratique. Il doit essayer et il se trompera quelquefois mais c’est la condition pour avancer. En musique, c’est pareil.
Je dirais aussi que plus on se spécialise, moins on improvise. Si tu as un chercheur qui parle de son champ de recherche, il sait plus ou moins ce qu’il va dire et comment il va le dire. En revanche, si des gens parlent du foot, de la politique à la terrasse du café, ils ne sont pas spécialistes et donc la part d’improvisation est plus grande. À propos de l’improvisation libre, la question que je pose est plutôt « est-ce que ça va intéresser le public ? ».

Didier Petit, avec qui j’en ai parlé, me disait que cette question se pose pour tous les spectacles. Il a raison, mais un musicien va mieux maîtriser un spectacle qui est construit en amont plutôt qu’une improvisation. En revanche, lorsque l’impro fonctionne bien, c’est un moment unique, magique, quelque chose qui ne se reproduira pas à l’identique. La prise de risque à improviser, c’est le prix de la rareté. Il faut voir aussi que derrière l’improvisation, il y a des techniques, des manières de faire. Il y a des musiciens qui sont rompus à ce genre d’exercice. C’est bien sûr plus facile pour nous. Joëlle Léandre dit que l’improvisation ne s’improvise pas. Ça signifie que plus on la pratique, plus on sait faire. Elle dit aussi que c’est du vocabulaire qu’on a mais qu’on ne sait pas quand on va l’utiliser.

- Vous êtes vielliste. On connait la vielle à roue dans les musiques traditionnelles et dans le rock, beaucoup moins dans le jazz ou les musiques improvisées.

C’est un instrument qu’on trouve dans le rock depuis longtemps. Pour ma part, j’ai basculé sur la vielle assez tard, vers 18 ans. Je jouais de la guitare avant mais dans ma famille, plusieurs personnes jouaient de la vielle, notamment mon père. J’ai toujours connu cet instrument.
J’ai basculé vers la vielle à l’occasion d’un concert de Jimmy Page et Robert Plant à Toulouse. Ils jouaient l’album No Quarter, un album acoustique. On n’avait pas écouté l’album avant car il n’était pas encore sorti en France. Le concert a commencé avec un solo de vielle. C’était un super solo et en plus c’était hors contexte traditionnel. Ça a été un choc d’autant plus qu’autour de moi, les gens se demandaient ce qu’était cet instrument. J’en avais toujours vu et entendu chez moi. Pour moi c’était un instrument évident et là je découvrais que plein de gens ne connaissaient pas la vielle. Tout ça a été déclencheur. De plus comme il y avait des vielles chez moi et que j’ai eu accès tout de suite à des instruments très bien réglés, ça a été facilitateur.

Romain Baudoin - Jazz à Luz 2024 © Camille Laran

- On a effectivement le sentiment qu’il s’agit d’un instrument confidentiel. J’imagine que ça facilite le réseau entre viellistes.

En fait, il y a pas mal de monde qui pratique la vielle. Dans les années 2010, c’était même l’instrument le plus vendu chez les luthiers. Alors le fait que, contrairement à la guitare ou au violon par exemple, il n’y ait pas de vielle fabriquée en usine explique en grande partie que ce soit un instrument souvent vendu par les luthiers, mais ça montre que ce n’est pas aussi confidentiel, surtout depuis que Valentin Clastrier a révolutionné l’instrument. Il a notamment créé la vielle électro-acoustique et ça a changé la donne. Dans ce mouvement qui touche l’instrument, je reviens sur des sons qui se rapprochent des instruments plus anciens. Ça couine et ça grince plus, mais ça permet de construire une identité musicale plus marquée. Avec Artus, un groupe dans lequel j’ai travaillé pendant 22 ans, on a beaucoup travaillé sur ces questions de lutherie.

- Je reviens sur les questions d’improvisation, pouvez-vous nous expliquer le concept de « taula » ?

C’est un projet que je mène depuis plusieurs années. J’avais, avec mon cousin Matèu, un duo d’improvisation libre. Or, lors d’un concert dans un bar à Marseille, on s’est retrouvé à jouer assis à une table du bar car on n’avait pas d’espace. Les spectateurs se sont placés autour de nous et une personne du public s’est installée à notre table tout simplement. Elle n’a pas pris part à l’improvisation mais on a trouvé ça cool. Ça a été déclencheur.
La taula - ça signifie table en occitan - est un dispositif d’improvisation. Une table ronde - une table de vigneron - est placée au centre du lieu de concert, des chaises sont disposées autour et, devant chaque place, il y a un bougeoir avec une bougie. Lorsqu’un des musiciens assis à une place est prêt pour converser, il allume la bougie et il l’éteint lorsqu’il juge qu’il a terminé la conversation. Je laisse une place libre pour qui, dans le public, veut prendre part à cette conversation musicale. Je pratique la taula dans plein de configurations différentes, notamment dans CERC, le Centre de Création musicale qu’on a monté à Pau.

- Le dispositif permet donc d’inviter des personnes du public à venir converser. Moi qui ai vu une taula lors de la dernière édition de Jazz à Luz, j’ai eu l’impression qu’il s’agit d’un dispositif très démocratique car sans considération technique.

Ça permet d’ouvrir l’expression, ça casse l’entre-soi. Je dispose de mon instrument, mais aussi de plein d’autres choses qui peuvent être utilisées pour cette improvisation. Ça peut être des mobiles, des choses qu’on percute ou qu’on gratte par exemple. Ces objets ordinaires, c’est pour tout le monde. Et puis nous, les musiciens ou musiciennes plus aguerris, lorsqu’on est dans ce dispositif, notre rôle est d’accueillir, de faciliter sa participation. Attention, ça pourrait foirer, imagine par exemple quelqu’un qui viendrait taper sur un djembé sans intention musicale et hyper fort ! Mais ce n’est pour l’instant jamais arrivé et si c’était le cas, ce serait à nous de le recadrer pour revenir à de l’écoute et du partage. Sur la question de démocratiser l’improvisation, je peux dire aussi que je fais aussi régulièrement des taulas à visée pédagogique, avec des élèves de conservatoires par exemple, et je m’aperçois qu’effectivement ce dispositif favorise la prise de parole, l’engagement et le partage des énergies.