Sam Coombes & Rob Chapman
Entretien
Sam Coombes et Rob Chapman sont probablement les musiciens anglais les plus français de la scène du jazz parisienne ! Installés depuis 2001 à Paris, le saxophoniste et le pianiste ont monté un quartet qui a sorti un premier CD en 2003. Le duo récidive cette année avec Static Shock, accompagné de Mauro Gargano à la contrebasse et de Frédéric Delestré à la batterie. A l’occasion de la sortie de ce nouvel opus, les deux musiciens nous éclairent sur leur démarche musicale et bien d’autres choses… Propos recueillis en français !
Citizen Jazz : Parfois, des nuances « classiques » sont perceptibles dans le jeu de Rob (par exemple dans « Pastel City » ou l’introduction « schubertienne » de « Awa » ). Quant à Sam, il joue également de la flûte (« Weekend in New York »). Avez-vous abordé la musique par la voie « classique » ?
- Sam Coombes : Oui, j’ai reçu une formation classique, en commençant par la guitare à six ans, puis la flûte traversière à huit ans. Pendant mon adolescence, j’ai fait partie de nombreux orchestres classiques de jeunes. C’est à seize ans que j’ai commencé à jouer du saxophone « classique », pendant un an, pour en avoir la maîtrise technique, même si, au fond, je ne pensais qu’à jouer du jazz.
- Rob Chapman : Pour ma part, j’ai commencé par jouer du piano vers l’âge de six ans. En même temps, je jouais aussi de la guitare et, un peu plus tard, je me suis mis à la flûte. Mais assez vite j’ai laissé tomber la guitare. En revanche, j’ai continué la flûte jusqu’à un niveau assez avancé, mais c’était le piano qui me plaisait le plus. Quand j’étais très jeune, j’aimais en particulier Mozart - surtout pour la clarté de ses compositions. Avec le temps, j’ai commencé à apprécier beaucoup d’autres compositeurs, tels que Debussy et Chopin. Je pense que l’étude de la musique classique est utile pour plusieurs raisons : elle ouvre l’esprit à diverses perspectives musicales et elle vous apprend les bases de la technique. Ce n’est pas que je considère la technique comme une fin en soi, mais comme elle aide à exprimer clairement ce qu’on a à dire, elle est importante.
CJ : Quel a été le parcours musical qui vous a amenés au jazz ?
- SC : Lorsque j’avais douze ans, mon père m’a offert le Porgy and Bess de Miles Davis et Gil Evans. J’ai bien aimé, mais je l’ai trouvé un peu étrange au début, car je ne connaissais pas le jazz. Peu après, je me suis mis à écouter le big band de Benny Goodman des années trente, et me suis passionné pour la Swing Era. A la maison, j’essayais d’imiter Goodman à la flûte. Mais, très vite, j’ai été curieux de savoir ce qui s’était passé dans le jazz après cette période. Quand j’ai lu dans l’Encyclopédie du jazz de Leonard Feather que Charlie Parker avait révolutionné le jazz dans les années quarante, il a fallu que je l’écoute ! Je n’ai rien compris ! En fait, c’est en jouant sur les disques de Miles - surtout les deux prises de « Bags Groove » de 1954 - que j’ai commencé à comprendre comment aborder le jazz moderne. Ensuite, vers 17 ans, je travaillais avec le Parker Omnibook, mais, dans le même temps, j’étais déjà passé à l’écoute de Coltrane, du Miles « électrique », et de plein d’autres musiciens…
- RC : Dans mon cas, c’est la rencontre de plusieurs facteurs : quand j’ai commencé à improviser un peu au piano, je n’avais pas conscience à 100% de ce que je faisais. C’est-à-dire que je prenais les morceaux que j’écoutais, et j’essayais de les rejouer d’oreille. Vers douze ans, à Noël, on m’a offert un bouquin avec quelques chants de Noël arrangés dans un style « jazz ». Ça m’a plu tout de suite ! J’ai repris les accords pour les appliquer à d’autres thèmes que j’entendais sur les disques d’Oscar Peterson de mon père, les musiques de la télé (comme celle des vieux films de Charlie Brown)… Vers quatorze-quinze ans, je me suis mis à apprendre pas mal de standards, en écoutant Sinatra, Ella Fitzgerald et Mel Tormé, entre autres. En même temps, j’ai découvert la musique de Bill Evans. Il m’a révélé l’immensité des possibilités harmoniques du piano. Bien sûr, j’écoutais aussi d’autres genres de musiques, mais ce furent mes premières influences dans le jazz… Évidemment, au début, le jazz n’était pas un choix vraiment réfléchi mais, avec le temps, je l’ai pris de plus en plus au sérieux, surtout a l’université où j’ai eu la chance de jouer avec d’autres musiciens et de partager leurs perspectives sur la musique.
CJ : D’où vient cette connivence étroite entre vous, à l’image du dialogue de « T’en souviens-tu ? » ou du bel échange croisé dans « On the Up » ?
- RC : Je n’en suis pas sûr, mais j’imagine que ça vient du fait qu’on a joué pas mal ensemble… Dès l’université. Ça a dû nous aider beaucoup à se connaître musicalement.
CJ : Quand et comment s’est constitué le quartet avec Mauro Gargano et Frédéric Delestré ?
- SC : Nous avons d’abord rencontré Mauro en 2002…
- RC : Oui. Nous faisions quelques concerts dans un bar à Paris, et un jour, nous avons invité Mauro à venir jouer avec nous…
- SC : Puis Mauro a joué sur notre premier CD…
- RC : A l’époque on jouait avec des batteurs différents…
- SC : J’ai entendu Frédéric pour la première fois alors qu’il faisait un concert avec Mauro et le Silent Quartet de Jan Schumacher. J’ai participé au concert et joué quelques morceaux avec eux. Quelques mois plus tard, début 2003, nous avons commencé à répéter ensemble et à tourner. C’est en novembre 2003 que nous avons enregistré Static Shock.
CJ : Sam semble apprécier particulièrement les tempos rapides (« Moving Figures », « All Set », « Effervescence »), tandis que Rob se montre volontiers lyrique (« T’en souviens-tu ? », « Pastel City », « Awa »). Question de tempérament ?
- RC : Je ne sais pas si on peut réellement dire ça. C’est vrai que j’adore les ballades et les morceaux plutôt mélancoliques. Même des standards que j’ai joué des centaines de fois comme « Body and Soul », « Never Let Me Go », « You Don’t Know What Love Is » etc., on trouve toujours de nouvelles façons de les interpréter, surtout en jonglant avec l’harmonie. Je pense que les tempos lents permettent de se concentrer vraiment sur l’harmonie. Cela dit, j’apprécie également les morceaux « up tempo »… C’est une autre approche, une autre manière de jouer et, quand ça marche, l’énergie que ça dégage peut être phénoménale ! En fait, je pense qu’il faut un peu de tout !
- SC : D’ailleurs sur notre premier disque, c’était plutôt l’inverse : les morceaux de Rob étaient rapides et les miens sur des tempos médium. Je crois qu’on doit adapter son jeu au feeling du morceau qu’on joue, qu’il soit rapide, lent, lyrique, etc. De ce point de vue, le travail du musicien est comparable à celui de l’acteur, qui doit être capable d’exprimer toute la gamme des émotions en un laps de temps très court. Tout dépend de ce que le morceau nous demande, et pas uniquement en terme d’émotion mais également du point de vue stylistique.
CJ : On retrouve chez Rob un jeu en accords quand il accompagne (« Effervescence »), mais aussi dans les solos en tempo rapide où il rompt la ligne mélodique par des accords plaqués (« Coup de froid »). On pense évidemment à McCoy Tyner, mais quels sont les pianistes qui t’ont influencé ?
- RC : Je dirais d’abord Bill Evans et Oscar Peterson, tout simplement parce qu’ils sont les premiers que j’ai écoutés… Quand il était plus jeune, en dehors de sa technique stupéfiante, Oscar dégageait une joie de jouer incroyable. Et cette façon d’utiliser les blues et l’héritage d’Art Tatum ! A l’inverse, Bill Evans, surtout vers la fin de sa vie, jouait avec une émotion pure. Écoutez par exemple des albums comme Explorations, Moonbeams, Last Concert in Germany ou même les disques avec Toots Thielmans et Tony Bennett. Il a réinventé la manière de jouer piano en trio, en donnant à chaque musicien autant d’importance. En plus, c’est un bon compositeur. Souvent, chez lui, l’émotion masque la complexité harmonique. Et je pense que « Turn Out The Stars » et « Very Early » en sont de bons exemples.
Et puis, bien sûr, il y a Herbie Hancock. Je n’apprécie pas tout ce qu’il a fait, mais c’est un grand novateur dans le piano jazz. Il possède à la fois une énergie et une sensibilité incroyable, avec un sens harmonique et un toucher qu’on reconnaît immédiatement.
Peut-être devrais-je citer également Keith Jarrett ? Même si je n’aime pas tout, sa version de « Body and Soul » sur l’album The Cure m’a impressionnée… Son intro vous transporte dans un autre monde…
Il y en aurait encore beaucoup d’autres, mais ceux-là sont sans doute les principaux.
- Rob Chapman © Rob Chapman & Sam Coombes
CJ : Il semble que Sam utilise davantage le soprano dans les ballades, le ténor et la flûte dans les morceaux plus hard-bop ou funky et l’alto pour les morceaux post-bop/free. Cette approche est-elle liée à ton rapport à chaque instrument et/ou aux musiciens qui t’ont influencé ?
- SC : Les deux. Comme beaucoup de saxophonistes, dès le départ j’ai été influencé par toute une variété de joueurs et de styles. Et ces styles de jeu traversaient les frontières entre les différents saxophones. Par exemple, à une certaine période, j’écoutais beaucoup Parker, mais également Sonny Rollins et Joe Henderson ainsi que Coltrane au soprano. Donc il m’a semblé normal de vouloir m’essayer aux trois saxos. Ensuite, il est arrivé un moment - il y a sept ou huit ans - où après avoir déjà étudié pas mal de styles différents, j’ai commencé à vouloir développer des approches distinctes avec chaque saxophone dans mon propre jeu. C’est-à-dire que je ne voulais pas en jouer de la même manière, mais plutôt accentuer leurs particularités tant sonores que stylistiques. Et en même temps, je ne voulais pas me contenter d’imiter tel ou tel joueur sur chacun des trois instruments, par exemple jouer à la manière de Coltrane au ténor, de Cannonball à l’alto, etc. C’est pour cette raison que l’influence de Coltrane est beaucoup plus perceptible dans mon jeu de l’alto qu’au ténor, par exemple. Sur Static Shock, c’est vrai que j’utilise le soprano surtout pour les ballades parce que c’est un instrument qui a un côté lyrique et une pureté que j’aime beaucoup. Dans le morceau « Confluences » j’ai aussi cherché à accentuer son côté oriental.
CJ : « Moving Figures », « Confluences » et « Rude Awakening/Peur bleue » évoquent assez l’univers de John Coltrane, « Just the One » et « Coup de froid » s’apparentent plutôt au hard-bop, « Weekend in New York » et « On the Up » suit une tendance funky… six compositions sont de Sam, cinq de Rob et une de Mauro. Les douze morceaux sont cohérents et s’inscrivent globalement dans une veine que l’on pourrait qualifier de « post bop ». Comment s’est fait le choix de ces compositions ?
- SC : La base de mon jeu a toujours été le be-bop et le hard-bop. Il y a donc certainement eu une influence des thèmes de cette époque-là. Ensuite, l’époque du jazz modal, et puis des références plus récentes tel que le funk et le jazz-rock. La musique de Miles Davis en particulier m’a beaucoup touché, mais peut-être pas autant ses compositions que sa vision musicale d’une manière générale.
- RC : C’est vraiment difficile à dire. Pour moi, les idées qui me viennent à l’esprit sont souvent issues de ce que j’ai écouté. C’est vraiment un mélange. Par exemple, un morceau comme « Pastel City » s’inspire de la musique impressionniste mais intègre également des harmonies empruntées à Duke Ellington et Billy Strayhorn.
- SC : En fait, dès que nous avons conçu le projet de Static Shock, nous voulions qu’il y ait beaucoup de contrastes de tempos et de feelingd…
- RC : Oui, on voulait davantage créer des ambiances variées, plutôt que d’avoir quelque chose d’homogène du début à la fin…
- SC : D’où, par exemple, la transition entre « Pastel City » et « Effervescence » ou entre la fin de « Rude Awakening/Peur bleue » et « Awa ». Dans les deux cas, on passe d’un extrême à l’autre. D’ailleurs, c’est peut-être pour cette raison qu’il n’y a qu’un seul morceau sur le disque, « Just the One », qui pris sur un tempo vraiment « médium ».
CJ : Dans l’ensemble, les thèmes sont plutôt courts et les développements relativement longs. En général vous partez rapidement dans les chorus. Et le quartet a beaucoup à raconter, puisque le disque dure presque 1h20, sans qu’il y ait réellement une unité de durée entre les morceaux, qui vont de 3:34 pour « Effervescence », jusqu’à 10:25 pour « Awa ». Quel est votre rapport au temps, à la mélodie et à l’improvisation ?
- SC : Avec Static Shock, nous avons cherché dès le départ à faire une musique pleine d’énergie, franche et directe. En fait, sur notre album précédent nous nous étions davantage attachés aux changements de structure, aux mises en place des compositions. Donc effectivement, dans Static Shock on a mis l’accent sur les solos et le jeu collectif. Pour moi, l’improvisation est tout simplement une méthode de travail, une façon de faire de la musique. J’ai toujours voulu improviser, même à l’époque où j’étudiais la flûte classique. En revanche, c’est surtout le rapport entre les structures écrites et l’improvisation qui m’intéresse vraiment dans le jazz. En ce qui concerne la mélodie, j’ai une préférence pour les lignes mélodiques fortes qu’on peut suivre plutôt facilement, que je joue du be-bop, du funk ou du free.
- RC : Comme dit Sam, sur ce CD, on voulait mettre l’accent sur les solos et les interactions qu’ils peuvent générer entre les musiciens, avec des passages modaux, et des moments plus accrocheurs. Quand ils sont réussis, ces contrastent sont très riches.
Pour ce qui est du temps, ce n’est pas quelque chose de très important pour moi. C’est vrai qu’« Awa » dure beaucoup plus longtemps que la plupart des autres morceaux, mais c’est principalement dû à la forme du morceau. La seule chose qui compte finalement, c’est de dire ce qu’on a à dire pendant l’improvisation et c’est tout. Ne dire ni plus ni moins que ce qu’on a à dire, c’est ça l’idéal, mais ce n’est pas forcément facile…
- SC : Je suis d’accord avec Rob : je pense que le but est d’aller au bout d’une idée musicale et parfois ça prend longtemps, parfois non. Selon moi, la durée d’un morceau n’est pas un critère important en soi. Tout dépend plutôt du rapport entre la durée et le contenu musical.
CJ : « Confluences », voire « Rude Awakening/Peur bleue », ont une touche orientale. « Weekend in New York » prend des airs de samba. La musique du monde est-elle également une source d’influences pour le quartet ?
- SC : Je m’intéresse à divers styles de musique, et de temps en temps j’aime essayer d’intégrer l’approche ou le « son » d’un autre style à ce que je joue. Il n’y a rien de nouveau à cela, parce que les jazzmen l’ont toujours fait : Dizzy Gillespie avec la musique cubaine ou Stan Getz avec la bossa nova. Mais tant que l’instrumentation reste celle du jazz, ainsi que les formes musicales, la musique reste essentiellement « jazzistique », qu’elle que soient les autres influences…
- RC : Non, la musique du monde n’a pas tellement d’influence sur moi. J’ai beaucoup écouté d’autres genres de musiques comme, par exemple, la musique brésilienne, mais ce n’est pas forcément quelque chose que j’essaie d’intégrer délibérément dans ma musique.
CJ : Dans Static Shock, vous introduisez de nombreux changements de rythme dans vos morceaux, comme dans « Moving Figures », « Just the One » ou la conclusion de « T’en souviens-tu ? ». Par ailleurs, la basse a un jeu varié : du long et élégant solo de « Awa » à l’introduction subtile de « Confluences », en passant par la « walking bass » de « All Set ». Quant à Frédéric, il « en met partout », comme dans « Moving Figures », dans son duo avec Mauro (« Coup de froid ») ou le chorus énergique de « On the Up ». Comment définiriez-vous le rôle du rythme et de la section rythmique dans votre quartet ?
- SC : Le rythme occupe un rôle central et indispensable pour moi. J’aime les contrastes rythmiques, les « breaks » de batterie par-ci par-là, les mises en places rythmiques dans la forme, et les polyrythmies. Ça aide à maintenir un haut niveau d’énergie. Personnellement, j’ai une préférence pour les sections rythmiques capables de jouer d’une manière intense, voire agressive, tout en sachant rester souples et sensibles quand il le faut.
- RC : Sam a raison : le rythme est très important car il peut ajouter du piment à un morceau. Mais je pense quand même qu’il faut éviter d’en abuser, de feindre de jouer une musique compliquée… Et je crois que, dans un quartet encore plus que dans un trio, le rôle de la section rythmique est de soutenir le soliste. Cela dit, elle doit aussi interagir avec le soliste, non seulement en réagissant à ce qu’il fait, mais aussi en apportant des idées. Et sur tous ces niveaux, avec Fred et Mauro, ça marche fort !
- SC : Nos compositions ont pour la plupart besoin d’un soutien rythmique solide et énergique. Mais en même temps, la section rythmique doit être capable de jouer de plusieurs manières et dans des styles divers. Mauro Gargano et Frédéric Delestré sont non seulement des solistes de premier plan, mais je trouve aussi qu’il y a une sorte de synergie qui se produit lorsqu’ils jouent ensemble, qui m’a toujours fasciné. Écoutez par exemple leur façon de jouer sur « Rude Awakening/Peur bleue ». Ça me paraît tout à fait singulier, très original. Et puis si vous passez au morceau précédent, « Just the One », vous remarquerez qu’ils jouent dans un style complètement différent, mais tout aussi convaincant. Et quel que soit le style, le swing est toujours là, solide et tonique.
- Sam Coombes © Rob Chapman & Sam Coombes
CJ : Static Shock est produit par un label français, Elabeth. Est-il difficile de trouver un producteur, un studio et un distributeur quand on est étranger en France ?
- SC : Je ne pense pas que ce soit une question d’être français ou étranger. Ça n’est jamais facile pour un nouveau groupe de jazz de se faire produire par un label, ni en France ni ailleurs. Et cette situation ne va pas vraiment en s’améliorant, essentiellement parce que l’industrie du disque est en crise. Sinon, les difficultés pour être publié sont plus d’ordre économique que liées à la nationalité des musiciens. En tous cas, pour nous, la parution de Static Shock sur le label Elabeth est un grand pas en avant.
- RC : Je suis d’accord avec Sam : maintenant, c’est difficile partout. Et nos discussions, avec des labels aux États-Unis, en Italie et en Angleterre, le confirment. Il est regrettable que beaucoup d’excellents musiciens ne soient pas pris au sérieux parce qu’ils n’ont pas de label…
CJ : Beaucoup de musiciens français tentent l’expérience américaine, mais vous, vous venez « faire carrière » en France. Pourquoi ce pays plutôt que les États-Unis, votre Grande-Bretagne natale ou un autre pays européen comme le Danemark, l’Allemagne… ?
- RC : C’est vrai qu’il y a pas mal de grandes villes où cette musique est jouée. J’ai vécu quelques années à Toronto où j’ai eu l’opportunité de jouer pas mal, et j’ai beaucoup apprécié la scène là-bas. J’ai joué aussi un peu à Boston. Évidemment, il y a plein de choses qui se passent également à Londres… Alors pourquoi Paris ? Je ne sais pas vraiment. C’est clair que la scène musicale y est active. Et puis, d’un point de vue personnel, j’avais envie de changer un peu. Donc, comme je parlais déjà un peu le français, je suis venu ici en pensant rester un an ou deux… Finalement je suis resté beaucoup plus longtemps que prévu !
- SC : En France, la scène du jazz très riche, il y a beaucoup de groupes et de joueurs talentueux. Ayant passé un certain temps à jouer professionnellement en Angleterre, j’ai eu envie de changer. Et comme je m’intéressais à la culture française depuis pas mal de temps déjà, le projet de m’installer à Paris me semblait une bonne manière de concilier les deux.
CJ : Pensez-vous qu’il y ait un « jazz européen » ?
- SC : Oui, certainement, mais mis à part certains disques ECM, des albums de Jan Garbarek et de John Surman, je ne peux pas dire que je le connaisse bien. Je trouve la musique du saxophoniste anglais Evan Parker tout à fait remarquable. On ne peut qu’être admiratif devant une telle maîtrise et une telle originalité. Mais le jazz que nous jouons se situe dans la lignée du jazz américain, sans être pour autant « traditionaliste ». Le jazz américain reste notre base, mais notre but a toujours été de jouer une musique contemporaine qui communique facilement avec les gens, sans trop nous soucier de savoir dans quelle catégorie musicale elle se situe.
- RC : Un jazz européen ? Je ne sais pas. Pour moi, peu importe où se joue la musique, pourvu que ce soit avec de bons musiciens. Et ce n’est pas parce je vis en Europe que je m’interdis toute influence venue des États-Unis. On est avant tout des musiciens, avec des goûts variés. Et même si, historiquement, chaque ville - surtout américaine - avait son style particulier - c’est peut-être toujours le cas pour New York -, ce n’est pas une chose à laquelle j’aie réfléchi…
CJ : D’ailleurs, plus généralement, quelle définition du jazz donneriez-vous ?
- RC : Ah ! Voilà une question très difficile ! Elle est peut-être intéressante, mais, dans un sens, je ne sais pas à quoi ça sert d’y répondre…
- SC : Moi non plus, je ne suis pas sûr de vouloir y répondre !…
- RC : Bon… C’est vrai que la plupart des gens ne connaissent pas cette musique, mais je ne crois pas non plus que ça serve à grand-chose de la ranger dans une boîte. Beaucoup de gens pensent que le jazz n’est que le jazz des années 40, 50, 60, parce que ce n’est presque que ce jazz-là qu’on entend. Il faut vraiment faire un effort pour savoir ce qu’est le jazz aujourd’hui. Il faut le chercher. Il faut beaucoup écouter, et ce n’est qu’en écoutant qu’on peut savoir ce que c’est…
- SC : En fin de compte, je pense qu’il est peut-être plus facile de dire ce que le jazz n’est pas, que de dire ce qu’il est. Le jazz s’est tellement diversifié au fil du temps qu’aujourd’hui, c’est un domaine très vaste où se trouvent beaucoup de courants différents. Cette richesse et cet esprit d’ouverture, font la grande force du jazz comme forme d’expression musicale.
CJ : De la fanfare New Orleans à l’électro-jazz, le jazz part plus que jamais dans plein de directions différentes. Quel futur voyez-vous pour cette musique ?
- RC : A mon avis, le jazz va continuer de se fragmenter de plus en plus… mais je pense que certains styles survivront toujours…
- SC : C’est sûr ! Bien que les musiciens réellement novateurs, les « jazz innovators », soient beaucoup plus rares que, par exemple, dans les années 60, lorsqu’on considère tout ce qui se fait dans ce domaine aujourd’hui, on se rend compte que le jazz est extrêmement riche. En revanche, la situation matérielle des jazzmen est devenue plus difficile. Dans les années 50, un musicien pouvait gagner sa vie en jouant dans un big band par exemple, alors qu’aujourd’hui de telles possibilités sont bien plus rares.
CJ : Autre sujet d’actualité : l’internet. La Toile est mise au pilori par l’industrie du disque, qui l’accuse, entre autres, de casser le marché du disque. Qu’en pensez-vous et comment voyez-vous la production et distribution de disques dans les années à venir ?
- SC : L’augmentation de la mise en ligne de musique sur l’Internet a évidemment des avantages, mais, à court terme, je crois que cette évolution a des conséquences plutôt néfastes. Je pense qu’il faudra quelque temps avant que la situation se stabilise, cinq à dix ans peut-être.
- RC : C’est sûr, à court terme, les musiciens vont souffrir encore davantage, mais à long terme, on peut envisager que la distribution de la musique se « démocratise » grâce aux ventes légales sur l’Internet.
Cela dit, dans le cas du jazz, je ne pense pas que le fond du problème soit lié au piratage sur la toile. Pour l’instant, je crois que le problème majeur de la diffusion de cette musique est ailleurs. On voit de plus en plus de rééditions dans les magasins et de moins en moins de nouveautés. Pourquoi ? Et ce phénomène va de pair avec une baisse des ventes. Mais quelle est l’origine du problème ? Est-ce le manque de nouveautés qui est à la base de cette baisse des ventes ou l’inverse ? Par « l’inverse », je veux dire : comme on vit dans un monde de plus en plus basé sur l’image, peut-être les gens achètent-ils uniquement ce qui est bien promu par le « marketing » - la musique pop -, ce qui laisserait de moins en moins d’argent pour les nouveautés en jazz ? Si on part du principe que chacun est libre de choisir ce qu’il achète, c’est la première hypothèse qui est la bonne : manque de nouveautés, donc baisse des ventes de jazz. Mais si on part du principe que les gens sont, en général, très influencés par le « marketing », c’est plutôt la deuxième hypothèse qui est valable (baisse des ventes de jazz qui entraîne un manque de nouveautés). La vérité est sans doute un mélange des deux !
On pourrait quand même faire un peu plus d’efforts dans le domaine de l’éducation musicale. Je pense que c’est le point clé. Tiens, par exemple, je discutais récemment avec un Coréen du sud qui me disait que, dans son pays, tout le monde apprend un minimum de piano à l’école… Bon, c’est vrai aussi que j’ai connu pas mal de gens qui ont atteint un niveau assez élevé sur leur instrument, mais qui ne semblaient pas apprécier la musique plus que ça… C’est bizarre… Enfin, un peu plus d’éducation musicale ne peut pas faire mal pour l’avenir…
CJ : Pour revenir au Sam Coombes/Rob Chapman Quartet et conclure cet entretien, avez-vous des concerts et des tournées en prévision ?
SC : Pour la sortie de Static Shock, nous jouons au Duc des Lombards le 26 octobre. Et puis nous avons des dates de concert prévus pour la fin de l’année 2005 et le début 2006 en France. Le disque va sortir en Angleterre ainsi qu’internationalement début 2006. Nous sommes en train d’organiser des concerts en Angleterre pour l’hiver et le printemps prochain.