Chronique

Sylvia Versini Octet

Broken Heart

S. Versini (dir, comp, arr), Chr. Leloil, (t, bugle), J.-M. Baccarini (ss), J.-F. Roux (st), J.-F. Pillot (t tr), X. Tosoni (tr t), C. Celada (p, Fender Rhodes), S. Tailleu (cb), Ph. Jardin (dr)

Musique singulièrement attachante que le nouvel opus de la collection Ajmiseries dans sa jolie pochette cartonnée : le « Broken Heart » du Sylvia Versini Octet trouvera rapidement une place privilégiée dans votre discothèque.

Sans argumenter indéfiniment sur la situation des femmes dans le jazz, sujet toujours actuel, encore plus « tendance » depuis la sortie du film de Gilles Corre, l’écoute de cet ensemble, dirigé par une femme qui a composé tous les titres de l’album mais dans lequel elle ne joue pas (elle est pianiste), peut-on raisonnablement en déduire qu’il s’agit d’un disque de femme, ou d’un album féminin ? Alors évoquons une certaine tendresse virile dans l’exécution, pirouette pour clore ce débat souvent inutile. Comme la journée des femmes, le 8 mars chaque année, qui permet de mieux les oublier ensuite pendant 364 jours…

On ne se livrera pas davantage au jeu des influences. De qui peut bien se revendiquer Sylvia Versini ? Certains noms viennent tout de suite à l’esprit, évidemment des noms de femmes… Nous penserions plutôt à certains big bands de la grande époque, assurément très masculins.

Même pour qui passe son temps à traquer le jeu des influences, cette musique s’impose avec une douce familiarité : on s’installe comme au cinéma pour un de ces bons vieux films noirs. Nostalgie, mélancoliques histoires d’amour qui ne finissent pas bien - un parfum de « Forty Shades of Blues » ? Des qualités narratives dans ces compositions, un sens véritable de la construction, une mélodie toujours très présente, une douce violence avec des changements de tons, des ruptures de climat et de tonalité. Les compositions originales de Sylvia Versini racontent des histoires qui, dès le titre, avouent la tentation d’évoquer des fragments de vie (« Désaxé », « Broken Heart », « Baby Tot »).

Quant aux musiciens, encore méconnus pour la plupart, ils viennent du Sud comme Sylvia Versini, toulonnaise récemment installée à Marseille. Certains solistes s’imposent d’emblée : les trois cuivres passent en force (sur le disque) pour notre plus grand plaisir : le trompettiste Christophe Leloil et les deux trombonistes Jean-François Pillot et Xavier Enzo Tosoni.

La composition originale de l’instrumentation est un atout supplémentaire pour déclencher une adhésion immédiate après un début superbe, accrocheur ; il est vrai que l’on est moins sensible au charme d’« Ibérique » et à la latinité de « Baby Tot ». Mais on peut revenir sans crainte sur cet album du label Ajmiseries et rendre hommage au talent de Jean-Paul Ricard, qui a su découvrir cette musicienne. En effet, l’attraction initiale tient à la fois à l’ambiance de « workshop » de ce combo, à un goût prononcé pour les alliages sonores inusités (cinq soufflants mais dans une combinaison peu fréquente, avec une préférence pour les grosses basses bien graves) mais aussi à une écriture actuelle et raffinée : avec « Broken Heart », Sylvia Versini se révèle au petit monde du jazz et signe un album d’une modernité classique. L’hommage rendu, si hommage il y a, passe de façon superbe, tant les arrangements sont intelligents et les solistes convaincus.

Cet octet formé en 2002 ne cesse d’évoluer ; voilà pourquoi il faut aller voir sur scène une femme à la tête de deux anches, trois cuivres et une belle rythmique. Frank Bergerot écrit d’ailleurs dans le n°121 de Jazzman « qu’elle a un sens du geste qui n’est pas sans influence sur le son qu’elle tire de son orchestre. »

Un bien bel album, sans la moindre trace de « post-modernisme » : la fraîcheur de cette musique est intacte, et tout autant l’énergie jubilatoire qui s’en dégage.