Chronique

Vague de Jazz

Caroline Pottier & François Bon

« Parce qu’à l’origine ce pays ne m’était que silence, je ne peux que lui associer le silence.

Peut-être que cela suffit à déterminer l’enfance : un goût de l’air, une réfraction de la luminosité dans la bordure immédiate des côtes, la façon dont le reste de vent d’ouest qui vous enveloppe porte encore la mer, l’estran, les dunes.

Pays qui pourtant s’associe à une expérience de l’oreille : marcher au long de la mer est un exercice d’oreille infini, jamais les vagues ne sont régulières, il y a l’éclatement et la permanence, il y a l’horizon et le tout proche — mais il faut marcher, pour cela. Côte qui depuis le plus loin de l’enfance ne m’apparaît que comme exercice de la marche : s’en aller loin, longeant la mer, et écouter ce qui vient de bruit intérieur en répons au bruit organisé de la mer. »

Mémoire de la Vendée : aux paysages enfantins et prétendument silencieux de l’écrivain François Bon [1] se sont associés ceux, visuels, de la photographe Caroline Pottier.

Dirigé par Jacques Henri Béchieau et Florence Savy-Hérault, le festival Vague de Jazz [2], partenaire de Citizen Jazz, a dix ans cette année : pour fêter son anniversaire, il publie chez Creaphis Éditions un recueil de clichés qui retrace son histoire. De l’ambiance balnéaire aux concerts en plein air en passant par la promenade en barque dans le marais du Poitou, les balances en lunettes de soleil et les portraits dans les champs, ce sont toutes les spécificités du festival qui sont fixées sur la pellicule argentique noire et blanche de la photographe.

Médéric Collignon (parrain du festival), Louis Sclavis, Maxime Delpierre, Jeanne Added, Élise Caron, Thomas de Pourquery, Edward Perraud, Daniel Zimmermann, Michel Portal, Claude Tchamitchian, Éric Groleau, Dominique Pifarély, David Aknin, Hélène Labarrière, Dgiz, Andy Emler, Gaspard la Nuit, Vincent Peirani, André Minvielle, Lionel Suarez, Joëlle Léandre, Vincent Courtois, Bruno Chevillon, Éric Échampard, Marc Ducret, Christophe Marguet… S’y retrouve tous les ans la grande famille des musiques improvisées françaises, celle qui invente, brise les frontières, juxtapose éclatement et permanence, celle toute proche et si lointaine à la fois, celle enfin qui répond au bruit extérieur par un chant intérieur et considère avec Joëlle Léandre que l’improvisation « représente un état créatif constant, un état de liberté et de révolte, le risque d’être soi ».

C’est tout cela que Caroline Pottier retrace par une image souvent décentrée, qui modifie presque imperceptiblement la perception et déplace le sujet au sein même du lieu où il se trouve. Tantôt le violoncelle de Vincent Courtois est porté par l’immensité du ciel, tantôt les voix de Médéric Collignon et Dgiz ne font plus qu’un avec le mouvement des ailes d’un moulin, ou bien c’est la contrebasse d’Hélène Labarrière qui répond aux angles d’une église. D’autre part, Caroline Pottier joue avec la profondeur de champ créée par la lumière et les espaces. Sur la couverture du livre, Jeanne Added apparaît ainsi en contrechamp par rapport à la fenêtre alors qu’elle est au premier plan. Sur d’autres clichés (la conférence de presse avec Médéric Collignon, par exemple), les ombres elles-mêmes créent l’espace où l’on se trouve ; sur celui représentant Claude Tchamitchian, elles recréent l’espace de la conversation musicale. Les portraits enfin jouent toujours avec un élément du décor ou des instruments. Caroline Pottier organise ainsi à sa manière une rencontre avec les musiciens qu’elle photographie, tout comme François Bon, par l’écriture, rencontre ses souvenirs qui, par là-même, deviennent un peu les nôtres.

De pays de l’enfance, la Vendée est devenue pour l’écrivain pays de l’apprentissage de la musique vivante grâce à une invitation lancée par le festival en 2004 : dire Rabelais en compagnie du violon de Dominique Pifarély. « Et j’avais grand trac à la rencontre proposée par Jacques Henri Béchieau […]. Lorsque je suis arrivé à Longeville, en ce début d’après-midi 2003, et que nous avons posé notre sac dans la chambre amicalement prêtée par la famille Chevallier, c’est dans une salle de classe, dont les chaises et tables avaient été repoussées (magie d’une école primaire au temps des vacances) que je l’ai rencontré pour la première fois. » Amusants ces détails d’une certaine intimité, comme si le festival ne pouvait en être dissocié ; amusante aussi l’erreur sur la date : c’est en 2004 et non en 2003 que François Bon a été invité.

C’est que la famille Vague de Jazz s’est construite sur dix ans de façon continue et homogène, tant du côté des militants et bénévoles que du côté des musiciens, et que les souvenirs des uns sont les souvenirs des autres. Par ailleurs, et par-dessus tout, de cette rencontre est né un duo qui sévit encore : « Je parle d’un moment ancien, une invitation qui remonte à huit ans ? Eh bien non : avec Pifarély nous n’avons plus cessé ce chemin qui mène, lecture après lecture, de l’un à l’autre. J’ai le droit d’en parler ici, parce que, dans ce cas, la temporalité d’un festival, d’un moment fort comme Vague de Jazz, c’est aussi ce qui se tisse après. Ce qui, littéralement, a pris ancre. Ou comme d’avoir agrandi, par le partage spatial et sonore, le silence où, contre le monde, on peut ensemble déployer du sens. Et cela il faut le dire, pour que de tels chantiers, qui supposent le partage réel et l’atelier ouvert, comme l’accueil et l’écoute, c’est le premier rouage, le rouage essentiel. » Sur la photo de Caroline Pottier, François Bon répète la lecture dans une salle remplie de chaises dépliées : magie de Vague de Jazz, qui fait vivre les vacances.