Scènes

Festival Vague de Jazz 2013 (1)

Fidèle à l’exigence de sa programmation, le festival Vague de Jazz a privilégié cette année encore l’expression individuelle avec de nombreux solos et duos (1), d’une part, et d’autre part des ensembles entre rock et jazz (2).


Pour sa 11è édition, le festival s’est résolument implanté en territoire vendéen : tous les concerts ont attiré un large public d’habitués comme de curieux. Fidèle à l’exigence de sa programmation, Jacques-Henri Béchieau a privilégié cette année encore l’expression individuelle avec de nombreux solos et duos (1), d’une part, et d’autre part des ensembles entre rock et jazz (2).

C’est la grande force de Vague de Jazz que de toucher un public de vacanciers et de Vendéens peu habitués aux musiques improvisées ; l’écoute est concentrée et l’étonnement intense. Bien que ménageant une large place aux musiciennes, son affiche, à l’opposé des concepts marketing, ne les met pas particulièrement en avant — l’égalité est normale, après tout ; pourtant, il est rare de pouvoir entendre autant de femmes de jazz et de musiques improvisées dans le même espace-temps. Elles sont de plus en plus nombreuses, et aussi éclectiques, inclassables, que leurs homologues masculins. Parallèlement, il faut saluer l’engagement et le travail des bénévoles de l’association, qui font exister ce festival militant dans une région très conservatrice. Une anecdote est à ce sujet révélatrice : un jour que deux artistes se mettaient en voix et en doigts pour leur duo du soir dans une petite église, un couple de fervents religieux sont venus enlever de l’autel les objets du culte le temps du concert, la musique n’étant point liturgique... L’improvisation et son public de profanes ne les méritent pas, fût-ce pour quelques heures. Pourtant, quoi qu’ils en pensent, la Vague de Jazz a beaux jours devant elle…

Une grande variété de poétiques individuelles

Il est intéressant d’observer la manière dont les artistes imaginent un solo qui, même dans la musique improvisée, est construit de manière à créer un « corps sonore », selon le terme de Joëlle Léandre. Lieu privilégié d’une expression individuelle profonde et sincère, le solo présente l’avantage pour les auditeurs et le risque pour les interprètes d’être une forme nue, où il est impossible de tricher.

Elise Caron/Joëlle Léandre © Hélène Collon/Objectif Jazz

Aux Sables d’Olonne, dans ladite Chapelle du Sacré-Cœur, qui a accueilli deux soirées, l’accordéoniste Vincent Peirani choisit soigneusement ses morceaux. Ce musicien très demandé, qui accompagne Michel Portal ou Youn Sun Nah, connaît le répertoire sur le bout des doigts. Il passe d’un thème de jazz contemporain à une musique de film, d’une valse à une composition personnelle, d’un arrangement de Schumann à un autre de Monk. Il possède son propre son, un phrasé particulier, sait jouer avec l’âme du soufflet et les vibrations des boutons. Très lyrique, presque symphonique dans les mouvements orchestraux, Peirani maîtrise aussi l’art du murmure et de l’épure, ainsi que celui, difficile, de l’humour, présent non seulement dans ses mots mais aussi dans son jeu et dans ses arrangements. Il offre même l’image d’un homme-orchestre en rajoutant l’accordina pour un auto-duo cristallin, ou en scattant à l’unisson de ses cavalcades polyphoniques. Une excellente et généreuse inventivité (extrait vidéo ici).

À Longeville-sur-mer, chez l’habitant, Raymond Boni joue sur le contraste entre le lyrisme de l’harmonica et la sécheresse angulaire de la guitare. Sa poésie est faite de surprises constantes, alimentée par l’ambivalence entre les deux instruments. Déroutantes, ses improvisations nettoient. Sans jamais tomber dans la démonstration, Boni met sa très grande virtuosité à la guitare au service d’une dramaturgie de la cassure, contrebalancée par un harmonica à la rugosité ouatée, grâce à la réverbération et aux lignes flottantes.

Emilie Lesbros par Christian Taillemite

Le même soir, Émilie Lesbros, chanteuse et poly-instrumentiste, dessine un univers décalé et contrasté. Entre la musique improvisée, la chanson et le rock, elle passe de la voix au violon, à la guitare ou aux percussions pour être au plus juste dans son propos. Elle imite les oiseaux puis chante une chanson dans un style très rock américain, le contraste est drôle, l’œuvre est en mutation. Gageure supplémentaire pour elle, le concert en plein air est à quelques encablures d’un camping dont c’est la grande soirée karaoké. Cette performeuse ne lâche pas un centimètre de terrain et joue de cette pollution sonore, transforme sa prestation en joute et gagne par K.O. avec une version de « Gloomy Sunday » a cappella face à un Claude François martyrisé par une voix aussi fausse qu’anisée.

Enfin, retour à la Chapelle du Sacré-Cœur pour le solo de la contrebassiste et chanteuse lyrique Élise Dabrowski qui, nourrie de culture classique et contemporaine, privilégie l’intuition brute et l’éclair jaillissant (extrait vidéo ici).

Le duo, ou l’art de la rencontre

Deux jours plus tard, la même Élise Dabrowski se produit aux côtés de la saxophoniste Alexandra Grimal, que l’on a toujours plaisir à entendre tant elle délivre avec délicatesse une sensation nue. La rencontre est plutôt introspective mais, malheureusement, assez aride.

Le sens de la construction d’un corps sonore se retrouve de deux manières totalement différentes dans les collaborations entre Joëlle Léandre et Élise Caron, et entre Sylvaine Hélary et Noémi Boutin. Alors que les premières tirent les fils d’une improvisation absolument spontanée, les secondes déroulent un concert théâtralisé. S’il est une chose que possèdent Joëlle Léandre et Élise Caron, ces grandes dames de la musique, c’est une compréhension pleine et entière de ce que signifie être sur scène face au public. On ne sait pas ce qu’est l’improvisation si on ne les a pas vues interagir, tissant un fil tendu au-dessus du vide avec la contrebasse, la voix, la flûte, les gestes, le regard. Étant toutes deux comédiennes à leur manière, elles utilisent leur corps pour développer un discours puisant dans une longue expérience classique, contemporaine et jazz. Dans les rencontres comme celle-ci, il y a tout : la joie, l’humour, le talent, la présence à soi, à l’autre… et à nous, nous qui vibrons en même temps que le ventre grondant de la contrebasse et des voix protéiformes et généreuses.

De leur côté, Sylvaine Hélary et Noémi Boutin, respectivement flûtiste et violoncelliste, mais aussi vocalistes, proposent tout autre chose, la dimension dramaturgique exceptée. L’architecture globale de leur duo Myssil est pensée en amont, et c’est un véritable spectacle qui nous est offert. On pourrait l’imaginer dans un cabaret ou un petit théâtre, mais ce jour-là, c’est chez un viticulteur vendéen qu’elles s’installent, au milieu des vignes (Domaine Jérémie Mourat à Mareuil-sur-Lay). Le cadre est délicieux, le vin blanc aussi, et dans la lumière du soir, nous entrons doucement dans un monde parallèle. C’est par le biais des histoires que l’imaginaire malicieux et délicat du duo nous emmène dans la musique, celle des autres — Marc Ducret, Frédéric Aurier, Albert Marcœur — ou la sienne, teintée d’humour pince-sans-rire. De l’univers du conte antique à celui, ultra-contemporain, du concert de gifles, il s’agit toujours de performance musicale et dramatique. Une bulle éphémère et poétique.