Scènes

XVè Tremplin Jazz d’Avignon : une belle cuvée

Une édition qui devrait rester dans les annales de l’histoire du Tremplin Jazz, premier concours européen qui a lieu traditionnellement début août à Avignon…


Pour ce premier concours de jazz européen, les six groupes de jeunes musiciens sélectionnés espèrent tous obtenir le premier prix, à savoir un concert l’année suivante dans la Cour d’honneur du Palais des Papes et un enregistrement au célèbre studio de La Buissonne, sous la direction de Gérard de Haro.

Certains concerts de l’Avignon Jazz Festival, qui intègre le Tremplin Jazz, sont programmés au Palais des Papes ; cette année : Dee Dee Bridgewater et le trio d’Ahmad Jamal. Malgré le prix élevé, demandé par la régie municipale chargée de ce lieu mythique, on a pu dénombrer près de 1700 spectateurs sur les 2000 que peut contenir la Cour d’Honneur.

Le quintet d’Airelle Besson et Sylvain Rifflet et le « duetto » Mirabassi-Boltro s’installent au Cloître des Célestins, à l’entrée de la cité papale ; un retour aux sources, en quelque sorte, puisque Jean-Paul Ricard, le directeur de l’Ajmi, se souvient d’y avoir vu, à la fin des années soixante et de l’ère Jean Vilar, des concerts « historiques » (Don Cherry, Sonny Rollins…) quand le jazz faisait bon ménage avec le théâtre contemporain populaire.

Le Tremplin - manifestation bien installée dans le paysage culturel de la ville, a été créée il y a quinze ans par une association de bénévoles déterminés, passionnés de la première heure : le Président Robert Quaglierini, Michel Eymenier, directeur artistique, l’irremplaçable Marie-Josée Mas, secrétaire et cheville ouvrière du Tremplin, sans oublier tous ceux qui s’activent à la technique, au son, à la communication…

L’un des photographes, Claude Dinhut, constitue chaque année un press-book attachant, et pendant les entractes, personne ne rechigne à servir sandwiches et boissons, dont la cuvée de Cairanne, spécial tremplin, le Côte du Rhône partenaire de ce concours. Leur travail efficace et le soutien d’un nombre grandissant d’entreprises privées du département, contactées avec brio par René Sacchelli, a permis à l’association de se développer depuis les premiers temps, plus modestes.

L’affluence est telle, lors des concerts gratuits des deux soirées du Tremplin, que l’on refuse du monde aux Célestins, lieu certes plus petit que les Carmes. C’est qu’un public de fidèles et d’amateurs s’est désormais constitué, loin des flux touristiques drainés par le Festival de théâtre : volontairement, l’Avignon Jazz Festival commence quand les Avignonnais retrouvent enfin leur ville. Le Tremplin démarrant juste après le Festival, toute communication préalable par affichage est impossible : l’équipe municipale a au contraire pour mission d’enlever les milliers d’affiches en tous genres du festival « off » qui dévorent le moindre espace disponible de la cité.

Dans le Cloître des Célestins, dont l’église désaffectée a accueilli un des spectacles-phares du festival de théâtre (la performance « Paso Doble » du chorégraphe hongrois Joseph Nadj et du peintre catalan Miquel Barcelò), concouraient donc six groupes français et européens, en présence d’un jury attentif composé de personnalités du monde du jazz - musiciens, ingénieur du son, représentants de labels, journalistes spécialisés, producteur.
Le président était cette année le pianiste italo-belge Eric Legnini, qui a su mener son groupe avec compétence et sensibilité.

Le premier groupe belge Saxkartel surprend d’emblée par sa maîtrise dans un contexte toujours délicat, celui d’un quartet de saxophones sans basse ni batterie. La formule, pour n’être pas neuve, n’en est pas moins, sauf dans le free jazz peut-être.

Saxkartel © Marianne Mayen



Le répertoire exclusivement jazz comprend des compositions et de très beaux arrangements du leader, le saxophoniste baryton Tom Van Dyck. Ainsi « Brilliant Corners », composition difficile de Monk en 1956, « Skylark » d’Hoagy Carmichael et Johnny Mercer (immortalisée par Sonny Rollins) ou « Ear Conditioning » du pianiste Ronnie Ball (partenaire de Warne Marsh) sont reprises avec une subtilité harmonique et une puissance habilement maîtrisées. Dans une telle formation, l’absence de rythmique implique la plus grande rigueur dans la polyphonie. Les quatre musiciens font front sur le plateau : leurs personnalités affirmées de solistes s’effacent résolument pour ne mettre en avant qu’un beau travail d’équipe, articulé avec précision. Les envolées de chacun sont courtes, car seul le jeu collectif l’emporte.

Parangon © Claude DINHUT



On est encore sous l’emprise de Saxkartel que déjà le second groupe Paragon (anglo-allemand dans sa composition) occupe la scène, exprimant un potentiel intéressant et de belles couleurs pour une musique plus ouverte. Le saxophoniste leader Peter Ehwald, frêle mais décidé, annonce, non sans humour, les titres souvent expressifs racontant la difficile recherche d’un appartement à Londres ou la galère de la vie d’artiste. S’il joue avec fluidité, inexplicablement, le son manquesouvent de puissance. En revanche, la vivacité rythmique du batteur Mirek Pischny est pour beaucoup dans l’installation du son de groupe et dans le groove.

M. Pischny © Marianne Mayen



Pour le dernier groupe, changement de style radical avec le quartet, créé en 2003, du saxophoniste alto Sylvain del Campo : si on est frappé par la l’intensité et l’énergie de ses compositions originales, le flot continu d’une musique complexe, très brillante techniquement, rend la performance rend peu accessible.

Lors de la deuxième soirée, on a pu croire que l’on allait assister à une bataille de quartet de saxophones avec ces Heavy Fingers venus de Montpellier, un sextet tonique composé d’un quartet de saxophones et d’une section rythmique. En fait, peu d’éléments de comparaison s’établissent : les six musiciens, tout de suite à l’aise, se déplarent sur scène et dans le public de fort belle façon ; s’ils laissent parfois apparaître quelques gimmicks un peu prévisibles pour un quartet de saxophones, leur musique garde fraîcheur et spontanéité. Assurément, ce groupe qui fonctionne sans partition, sur les compositions originales du saxophoniste ténor Arnaud Jourdy, est à suivre.
Les paris sont ouverts, cette année il y aura du suspense…

Le Samy Thiébault Quintet (Paris) dévoile un projet résolument plus ambitieux en exposant un seul morceau, une suite de 30 minutes intitulée ‘Eveil’ qui ne s’avère pourtant pas très convaincante.

A défaut d’emporter l’adhésion de tous, le dernier groupe (belge), tout à fait déroutant, s’attire les faveurs du jury (Prix de la Composition) : il joue visiblement avec une approche décalée, kitsch par moment, proposant un assemblage invraisemblable, collant des séquences très diverses, du musette au western, sans oublier la pop, et même de purs moments de free. Le trompettiste leader Carlo Nardozza quelque peu lunaire mais fort précis techniquement, attaché à son embouchure, claironne tout le temps : la musique part dans tous les sens, parfums et sons exotiques tournent pourtant, illustrant les scènes imaginaires d’un film extravagant, au scénario décousu.

C. Nardozza © Marianne Mayen



Les délibérations sont animées, les musiciens revenant pour un boeuf pendant que le public vote de son côté. Le jury opte pour un choix harmonieux, équitable, ne réservant pas - à l’instar de certaines cérémonies amplement médiatisées - tous les prix au même groupe…

Saxkartel l’emporte sans trop de difficulté, pour la beauté des arrangements, la synthèse musicalement complexe, respectueuse des divers courants.

Saxkartel © Claude Dinhut



Le prix de la meilleure composition va au Carlo Nardozza Quintet , même si la lutte est rude avec Heavy Fingers. Le public consacre Paragon, dont le batteur Mirek Pischny, est déclaré meilleur instrumentiste.

Le président du jury, Eric Legnini est l’invité de la soirée de clôture ; il donne en trio le concert de Miss Soul, son dernier disque (Label Bleu).

Il attaque, comme sur le disque, par « Memphis Dude », en hommage au pianiste Phineas Newborn ) excellent choix pour célébrer le retour aux sources de la soul et du gospel, « l’école noire » du piano.

Eric Legnini actualise le soul jazz des années 60, dont les figures les plus représentatives furent Bobby Timmons, Les Mc Cann, Horace Silver ou Ray Bryant. Comment ne pas se réjouir que l’on sorte enfin (en Europe du moins) des pianistes sous influence classique ? Eric Legnini connaît cette musique et parvient sans revivalisme aucun à rendre toujours actuelle une musique révolue. Encore qu’une certaine prudence s’impose quand on évoque la relation au temps dans la musique de jazz…

Avec une tranquille assurance, ce pianiste énonce son credo avec gourmandise et décline les influences les plus diverses qu’il a parfaitement assimilées - d’« Horace vorace » (en souvenir d’Horace Silver) à Clifford Brown (« Daahoud ») ; il aime aussi la pop et reprend à merveille Bjork, ne dédaigne pas la couleur funky (« Home Sweet soul »), sait aussi composer en évoquant Fellini (« La Strada ») quand il ne reprend pas avec délicatesse des standards tel ce précieux « Prelude to A Kiss » d’Ellington.

Malgré un mistral violent, froidement tenace, le public est conquis par cette énergie jubilatoire, ce sens du tempo partagé avec Rosario Bonaccorso, contrebassiste chantant, nerveux et inspiré. Frank Agulhon, le vaillant Avignonnais, n’était pas en reste à la batterie.

E. Legnini © H. Collon/Vues sur Scènes

Un réel sens mélodique, un phrasé élégamment bop, swing et blues à fleur de touches, marquent ce concert « à l’ancienne » d’un groupe habile à illustrer l’active mémoire du jazz, cette musique qui n’en finit pas de revivre, ravivée, dépoussiérée des scories d’époque, quand elle est jouée avec l’intelligence du coeur. D’ailleurs, quand surviennent les invités surprise (membres du jury), le trompettiste turinois Flavio Boltro au timbre puissant qui reprend les thèmes à merveille - il connaît Legnini depuis quatorze ans - et le saxophoniste alto breton Pierrick Pedron, une véritable révélation, on a droit à un échange intense, chaleureux et émouvant : une interprétation idéale de « These Foolish Things », l’un des thèmes préférés de Michel Eymenier, collectionneur, fou de Lester Young . Avec un dernier rappel (« There’s No Greater Love ») s’achève cette soirée remarquable des quinze ans de Tremplin. Vivement l’année prochaine.