Scènes

Jazz in Arles 2006

« Femmes du Jazz »


Retour sur l’édition 2006 de Jazz au Méjan à Arles, qui réunissait cette année encore une programmation originale et contrastée… Jazz au Méjan la musique du coeur, la musique des femmes.

Depuis 1995, l’Association du Méjan propose une semaine dédiée au jazz à la Chapelle du Méjan. La programmation de ce festival due à Jean-Paul Ricard, patron de l’Ajmi, arrive à attirer à Arles (dans l’ancienne chapelle XVIIè, devenue Coopérative du Syndicat des éleveurs de mérinos du Méjan, à côté de la librairie Actes Sud), des artistes que l’on ne voit pas souvent en France, et encore moins dans le sud. Cette année, il avait choisi de rendre hommage aux femmes dans cette musique. Pour la traversée du « continent noir », il fallait bien sept concerts d’envergure, illustrant la modernité du jazz en phase avec son histoire et son esprit de liberté.

Nombreuses sont les instrumentistes à avoir contribué au développement de cette musique : souvent pianistes (Lil Harding, Mary Lou Williams, Marian McPartland, Barbara Caroll, Lorraine Geller…) mais pas seulement. Dans l’esprit du grand public, quand on parle des femmes dans le jazz, ce sont surtout les chanteuses qui occupent toute la place ; ce sont elles, les véritables stars. Alors pour aller à l’encontre de certaines idées reçues, le directeur artistique de cette onzième édition avait à coeur de mettre en lumière le travail de quelques musiciennes qui méritent une attention toute particulière sur notre scène du jazz.

A. Parkins © H. Collon/Vues sur Scènes

Dans le trio d’Ellery Eskelin, entendu pour la dernière fois dans le sud à Nîmes en 2001, la « charbonnée » Andrea Parkins tenait sa place à l’accordéon et aux samples, aux côtés du solide, indestructible Jim Black. Cette fois, la vocaliste Jessica Constable agrémentait la formation et transformait ainsi l’ambiance du groupe. La parité régnait donc dans le quartet.

Il ne fallait pas passer à côté de Sophia Domancich et de Ramon Lopez, un formidable « Flowers Duo » sans la rebelle Joëlle Léandre du trio original. La pianiste a su imposer son univers sensible et original ces dernières années en trio ; en solo, elle dévoile un monde bien à elle, à nul autre pareil. La dominante mélancolique de la musique de S. Domancich demeure, mais avec plus de chair, des couleurs nouvelles et l’élan que lui apporte le solaire R. Lopez.

D. Bouzon © H. Collon/Vues sur Scènes

Et puis, toujours en ce milieu de semaine, il fallait prêter l’oreille au subtil alliage des flûtes de Dominique Bouzon et des cordes électrisantes de Paul Pioli, guitariste hors pair. Accord parfait pour un duo de charme inédit, très complémentaire. La flûtiste, repérée par son album solo La traversée, continue le jeu de miroir sonore sur l’instrument, s’appuyant sur un travail d’écriture considérable et une authentique réflexion sur le souffle. Elle alterne en permanence les diverses flûtes traversières (grande flûte en ut, alto en sol, flûtes basse et octobasse) pour varier timbres, couleurs, rythmes. Elle aime visiblement à jouer de toute sa famille d’instruments et de tous les styles possibles dans un discours fluide qui se veut aussi percutant : slap à la flûte basse, voix/instrument à l’unisson, chant, pizzicato, jeu de langue, timbres de clés.

Cette femme « plurielle » se laisse volontiers accompagner par Paul Pioli, guitariste accompli qui maîtrise toute la tradition du jazz. Ces deux-là, avec douceur et poésie, nous emmènent dans une géographie interculturelle. Dominique Bouzon et Paul Pioli se tiennent au plus près des mélodies sans jamais en affadir la dimension, et aiment à improviser. L’ensemble pourra paraître sage à certains, mais ravira ceux qui souhaitent que la musique de répertoire, tout en évoluant, conserve une forme de communication populaire.

Nous attendions avec impatience dans notre lointaine province que descende enfin la révélation de l’année, la jeune altiste Géraldine Laurent. Appelée par le jazz dès sa plus tendre enfance, elle a fait ses premières classes au conservatoire de Niort, puis est montée jouer à Paris. Très volontaire, la jeune femme a délibérément choisi le « métier » et la pratique plutôt que l’enseignement - auquel elle s’est pourtant frottée. Découverte par l’excellent Claude Carrière dans une émission « Jazz Club », diffusée en direct sur France Musique, depuis le club parisien La Fontaine, G. Laurent est très vite devenue le phénomène de ce début d’année 2006. Tout le « mundillo » du jazz s’est précipité pour aller l’écouter avec son Time Out Trio, où elle reprend des standards avec Yoni Zelnick à la basse et Laurent Bataille à la batterie.

Jean-Paul Ricard, lui, a choisi de nous faire découvrir l’autre facette de la saxophoniste, sa part plus intime, celle qu’elle livre dans son propre trio sans piano, avec une rythmique superbe composée de la flamboyante Hélène Labarrière à la contrebasse et d’Eric Groleau à la batterie. Quand on écoute attentivement Géraldine Laurent, on acquiert vite la certitude qu’elle maîtrise tous les styles : elle peut certes faire danser le public de la Huchette, mais ses influences actuelles - elle le reconnaît elle-même - sont Dolphy, Rollins, Parker bien évidemment, Desmond, Bill Evans et Coltrane dont elle a repiqué certains chorus. Une formation « classique », presque incontournable chez les maîtres du jazz.

G. Laurent © H. Collon/Vues sur Scènes

Dans ce trio original - il ne manquait qu’une batteuse pour que, en plus, la thématique du festival soit totalement vérifiée -, Géraldine Laurent ne joue que ses propres compositions, très structurées, « des tableaux traités comme des standards, avec reprises et ostinatos ». « Elle hésite parfois entre ternaire et free », elle a conscience du risque d’être cataloguée trop « bop » pour certains ou trop « free » pour d’autres, quand on connaît l’esprit souvent sectaire des amateurs de jazz. [1]). Une artiste fougueuse, qui peut se révéler extrême, dans la lignée d’altistes essentiellement masculins. Elle ne se distingue ni par un timbre inimitable, ni par un son unique, mais par le rythme qu’elle imprime à son discours, la façon d’articuler son propos, de le marquer.

H. Labarrière © H. Collon/Vues sur Scènes

La vibrante Hélène Labarrière est une soliste à part entière, qui a tenu le rôle ingrat d’accompagner - entre autres - à Capbreton, il y a quelques années, pour les « Rencontres internationales de contrebasse », D. Humair et M. Portal. Aussi sait-elle prendre de belles échappées à sa manière engagée, dans nombre des compositions de G. Laurent, alors qu’E. Groleau, de son côté, assure avec élégance et une grande technique, un drumming souvent funky mais léger et souple. Entendu dans l’étonnant Maigre feu de la nonne en hiver sur le label Chief Inspector, il drive le trio avec une batterie de percussion, comme il se présente l’après-midi même aux jeunes scolaires venus découvrir des musiciens au travail pendant la répétition : il est souvent passionnant de découvrir des musiciens à ce moment-là : il permet aux photographes de capter les musiciens sur le vif, en pleine lumière et dans toute leur spontanéité. Ce jour là, H. Labarrière a beaucoup de succès avec sa rouge « grand-mère », mais Eric Groleau s’avère particulièrement pédagogue. Un trio soudé, attentif à l’interaction, qui ouvre de larges espaces, prêt à se risquer - donc une formation des plus prometteuses…

E. Groleau © H. Collon/Vues sur Scènes

Pour la dernière soirée, l’affiche était particulièrement attractive avec le duo de la chanteuse Suzanne Abbuehl et du pianiste Stéphan Oliva [2]. Par son chant en rupture et ses « déformations » du texte, Suzanne Abbuehl impose son registre (elle connaît les limites de sa voix) et son tempo. Elle reprend le matériau pour en faire autre chose, sa propre version. Ce parti-pris est assumé jusqu’au bout avec une ferme douceur. Abbuehl, la tête sur les épaules et les pieds bien ancrés au sol, se balance comme l’oiseau d’un des titres de Death And the Flower de Keith Jarrett. Elle danse, presque immobile, occupant l’espace de façon singulière, flottant plus qu’elle ne s’envole, telle une blanche Ophélie.
Elle est troublante, dérangeante même, car mine de rien, elle évoque par le choix de son répertoire, des « icônes » qui ont marqué de décisives avancées dans l’histoire de l’interprétation : Billie Holiday dans « The Very Thought of You », Carla Bley dans cette « Ida Lupino » qu’elle habille de ses propres mots, Abbey Lincoln dans « The Magic of Music », Jeanne Lee et Ran Blake dont elle prend la suite dans « Where Flamingos Fly ». Pas la moindre trace de vulgarité racoleuse chez cette « lady in jazz » non formatée, ni aguicheuse, ni soumise. Suzanne Abbuehl se démarque avec force de l’image des chanteuses de jazz traditionnelles telles que le public les imagine. D’image parlons-en, puisqu’elle ne supporte pas d’être « prise » en photo au moment des balances ou dans la fosse des photographes pendant les concerts. Son image, elle veut la garder et en conserver l’entière maîtrise.
En résumé, si vous avez suivi, “The Lady Isn’t A Tramp” et “The Lady Doesn’t Sing The Blues” : pas de malheur vécu et retransmis dans son chant, pas de blues ; et pourtant, avec un art consommé de la distance et de la lenteur (elle pourrait illustrer l’éloge de La lenteur de Kundera), elle prend le temps du partage, entretenant une élégante distance avec le bruit du monde actuel. Une façon de s’effacer devant le motif, de l’accompagner jusqu’à sa disparition, son effacement dans un souffle. Sans crescendo ni paroxysme, sans transe ni vertige, si ce n’est celui de l’immanence. Complètement intempestif et donc d’actualité. Lumineuse, Suzanne porte bien son prénom, pourrait chanter du Leonard Cohen, et flirter avec la pop également comme jadis, Joni Mitchell. Elle sait déceler la musique des mots, et si elle déplace parfois l’accentuation (son accent est plus américain qu’anglais), sa voix/instrument improvise principalement dans le rythme et l’intonation.
Elle permet aussi à Stephan Oliva de travailler la matière sonore, de l’accompagner en recréant son propre univers. Dans chacune de ses interventions Oliva sait dialoguer avec ses partenaires, et ceux qui le connaissent ne seront jamais surpris de la maîtrise affichée. Précis, énergique et nuancé, le pianiste offre avec humilité et honnêteté un tremplin idéal aux « acrobaties » de ses interlocuteurs. Son phrasé est d’une limpidité saisissante, l’attaque ferme et franche, et ses capacités d’invention nous invitent à un voyage intérieur, intime et pourtant tourné vers les autres. Plus que la recherche d’originalité, c’est l’expression de la sincérité qui le passionne : se sentir libre de choisir le son avec lequel il va s’exprimer, sculpter ce qui va sortir de ses doigts pour qu’une couleur se dégage, voilà l’art d’improviser, de ne pas préméditer son interprétation.
Dans cette suite de petites pièces qu’il transforme en récital, à partir de standards, il nous fait le plaisir de reprendre un de ses thèmes fétiches, dévoilant les subtilités d’une composition qui se laisse transformer : « Partance immobile - Cécile seule », remarqué sur le dernier album de son quintet, Itinéraire imaginaire.

Avec ce duo expressif et sensible se terminait devant un public conquis [3], cette édition de Jazz in Arles dont la thématique intelligemment comprise célébrait musiciennes et chanteuses, toutes instrumentistes.
Étaient également à l’affiche :

Sophie Alour avec Carine Bonnefoy, Hélène Szanto, Manhu Roche.

Carine Bonnefoy-Sophie Alour © H. Collon/Vues sur Scènes

par Sophie Chambon // Publié le 25 juin 2006

[1Ndlr : lire l’instructive interview de G. Laurent dans les DNJ de Jean-Marc Gélin

[2Photos interdites par l’artiste.

[3Et la famille d’Hubert Nyssen, fondateur des éditions Actes Sud voisines.