La dernière livraison en date de la série BD Jazz Nocturne est tout simplement enthousiasmante : la collection a encore franchi un degré d’excellence.
Premier ouvrage à retenir notre attention, celui consacré à Sonny Rollins. Le Saxophon Colossus apparaît dans la première bande dessineé [1] de Ruben Alvarez, qui rejoint ainsi la longue série des illustrateurs de la collection. En quelques planches, très lisibles et tout en tendres couleurs, il résume le formidable parcours de celui qui enregistra avec ses idoles, Charlie Parker et Coleman Hawkins, joua avec Clifford Brown et Max Roach, travailla avec Miles Davis et John Coltrane.
Sonny Rollins connut des périodes de doute, allant jusqu’à interrompre brutalement sa carrière [2] ; mais depuis près de 50 ans, il continue à s’attacher à la mélodie et à jouer avec une puissance sans égale, de par le monde, à son rythme calme et régulier .
La sélection figurant sur le double CD est opérée avec précision, comme à l’ordinaire, par Claude Carrière : ce sont exactement ces titres qu’il faut faire écouter pour présenter le saxophoniste à ses débuts. Entre 1951 et 1956, il multiplie les formations : en quartette ou en quintette avec Miles Davis ou le Modern Jazz Quartet, et en quintette avec Kenny Dorham ; il joue bien entendu avec Clifford Brown et Max Roach, s’entoure des plus grands pianistes (Ray Briant, Tommy Flanagan, Thelonius Monk). Après la mort tragique de Clifford Brown, il forme ses propres groupes. Chaque fois, il essaie une formule différente, la recherche d’une unité et d’une cohérence qu’il ne trouvera que bien plus tard. Ce sont ces formidables années d’apprentissage et de construction que les extraits choisis nous permettent d’entendre.
Le deuxième ouvrage, exceptionnel, couvre la courte vie - et donc la courte carrière, toutefois bien remplie - du cornettiste blanc Bix Beiderbecke, natif de Davenport dans lIowa. Cela donne l’une des œuvres les plus étonnantes de cette collection BD Jazz. Jean-Pierre Lion [3], a consacré quatre années à la biographie du roi du cornet, indispensable pour qui souhaite mieux cerner le mystère de cette personnalité qui vivait en marge de sa propre existence, détaché de tout sauf de la musique, affranchi du principe de réalité. Il était donc le mieux placé pour écrire les textes et sélectionner la discographie du double-album joint ; il s’est acquitté de sa tâche avec la même précision diabolique que dans son ouvrage [4].
Il rappelle d’abord l’enfance à Davenport, l’école de Chicago, de l’heureuse année 1925 au dernier été pourri de 1931. Il en résulte de la musique avant toute chose, avec des rencontres décisives : le saxophoniste complice Frank Trumbauer, le pianiste Hoagy Carmichael, compositeur de chansons immortelles, ou le chef dorchestre Paul « Potato Head » Whiteman, également surnommé King of Jazz. Les deux albums illustrent la courte période d’activité discographique du cornettiste : depuis l’aventure initiale avec les Wolverines en 1924 [5], jusqu’aux ultimes faces gravées en 1930 ( « I’ll Be A Friend With Pleasure » ) et surtout le poignant « Georgia On My Mind », daté du 15 septembre, tout dernier enregistrement d’un Bix à bout de souffle. Les chefs-d’œuvre ne sont pas oubliés avec la grande année bixienne, 1927 : « Singin the Blues », « Slow River » , « Riverboat Shuffle », « I’m Coming Virginia » - sans oublier les enregistrements avec l’orchestre de Paul Whiteman : « Lonely Melody », « From Monday On », « You Took Advantage of Me ». Une perle rare découvrir [6] : le seul titre enregistré par Bix lui même au piano : « In a Mist » .
Bix fut l’un des premiers solistes à affirmer un talent original, empreint de poésie lyrique, intimiste et nuancée, où inspiration et swing n’étaient jamais en reste. C’est par lui que l’on a écouté Louis Armstrong. Musicien maudit, ce jeune homme bien élevé qui cachait sa bouteille dans le tabouret du piano a su rendre compréhensible au public blanc, américain et européen, la tradition noire de cette musique nouvelle. C’est ce que veut faire sentir le scénario original de Grégory Elbaz, auteur à ce jour d’une des bandes dessinées les plus singulières de la collection ; ce jeune dessinateur a cherché à rendre compte de l’originalité du musicien. Il insiste sur son caractère fantastique, surnaturel, plus que sur sa dépendance à l’alcool : il tient à montrer ce qui en faisait un précurseur à l’heure où son contemporain Armstrong abordait une carrière exemplaire, autant par la production que par la longévité. Ému sans doute par le destin tragique de cet angélique démon qui n’a jamais pris conscience ni de l’importance de son œuvre, ni de l’exemplarité d’un destin dont il n’aura connu que les souffrances, Elbaz en fait un être d’une autre planète, de passage sur notre terre, un O.V.N.I musical plus qu’un être de chair et de sang. D’où un graphisme singulier, en noir et blanc, lunaire et fantasmatique, que souligne un texte recherché.
Un travail authentique et réussi qui mériterait de faire le succès de cet ouvrage : Bix aura alimenté le mythe à son insu et inauguré la liste tragique des figures musicales hallucinées qui se sont brûlé les ailes. En véritable héros fitzgeraldien, Leon Bismarck Beiderbecke a travaillé aussi consciencieusement son instrument qu’il a contribué à sa propre fin : « Toute vie est bien entendu un processus de démolition » écrivait en 1936 Francis Scott Fitzgerald, qui savait de quoi il parlait, dans son recueil de nouvelles intitulé La Fêlure.