Scènes

D’Jazz de Nevers 2009

Au fil des Rencontres internationales « D’Jazz de Nevers », édition 2009, on croit peu à peu deviner un leitmotiv : un certain rapport à l’écrit, ou à l’écriture, chez les musiques multiples que l’on appelle « jazz »…


Au fil des Rencontres internationales « D’Jazz de Nevers », édition 2009, on croit peu à peu deviner un leitmotiv : un certain rapport à l’écrit, ou à l’écriture, chez les musiques multiples que l’on appelle « jazz ». (Leur point commun, d’ailleurs, n’est-il pas justement qu’elles ne sauraient être jouées que par des musiciens de jazz ?) Dans cette programmation signée Roger Fontanel, on le voit tout d’abord apparaître au plan littéraire – en l’occurrence, largement poétique ; mais il se manifestera aussi, dans le champ musical, comme transcription, et bientôt, dans d’autres propositions artistiques, sous forme d’« inscrit » ou d’inscription.

Baptiste Trotignon © H. Collon

Suivons donc ce leitmotiv…

Pour la soirée d’ouverture, Jean-Christophe Cholet s’inspire de Novalis. C’est ambitieux ? Sachez que le poète s’exprime ici par la voix d’Elise Caron et qu’à son service œuvrent les fidèles Heiri Känzig et Marcel Papaux, mais aussi douze membres du prestigieux Chœur Arsys de Bourgogne. L’alliage est forcément passionnant. De fait, l’immense salle de la Maison de la Culture résonne encore de cette œuvre magistrale, et on attend avec impatience le disque de l’« Hymne à la nuit ».

Poète encore et toujours, c’est ensuite Prévert qu’on célèbre grâce à Henri Texier et ses complices habituels (Manu Codjia, Sébastien Texier, Christophe Marguet) ; il s’incarne pour nous en la personne de Frédéric Pierrot, un acteur qui sait sortir du répertoire puisqu’on le retrouve notamment au côté du même Marguet dans une (re)lecture de Pessoa. Malgré les ors fanés du théâtre à l’italienne de Nevers, c’est de misère du monde et de soi qu’il est question ici, Prévert n’étant pas toujours aussi solaire qu’on le croit. Comédie et scénographie permettent de le redécouvrir, et donnent par la même occasion une dimension nouvelle à la musique de Texier qui, poétique en soi, pourrait parfois céder à la ritournelle.

Frédéric Pierrot © H. Collon

Décidément, les artistes donnent cette année la préférence à des textes dont le destin n’était pas de monter sur scène : toujours dans le registre poétique, la clarinettiste Catherine Delaunay présente Sois patient car le loup, d’après des textes méconnus de Malcolm Lowry – aussi méconnus, d’ailleurs, que son talent de musicien. Pour évoquer le personnage, elle ne pouvait trouver mieux que la présence, la voix rauque et chaude de John Greaves. Portée par souffle du trombone (Thierry Lhiver) et vibrante comme la contrebasse de Guillaume Séguron, elle dialogue avec la harpe incisive d’Isabelle Olivier. L’ensemble – puissamment évocateur – est survolé par les clarinettes ou le bandonéon de la compositrice. Ce soir-là, le « petit » amphithéâtre de la Maison de la Culture revêt des allures de grotte intime où, dans la pénombre du décor, trône la mystérieuse figure du loup…

Catherine Delaunay © H. Collon

Autre facette de l’écrit, la chanson n’est pas absente de cette thématique : Jean-Marie Machado et ses « Danzas » appellent, pour « fêter » indignement Boby Lapointe, un André Minvielle qui est le verbe même (et le théâtre, pour l’occasion). Le vent de folie inspirée est assuré par des soufflants (et soufflets) hors pairs : Jean-Charles Richard, Philippe Renault, François Thuillier, Jocelyn Mienniel et… Didier Ithursarry, et la cadence par le tandem Quillet/Merville.
Et quand la chanson se fait pop, entre en scène David Chevallier avec « Is that Pop Music ?!? » ; il la déconstruit à grands coups de pointures (David Linx, Christophe Monniot, Yves Robert, Michel Massot et Denis Charolles, excusez du peu) et oui, c’est cérébral, guitariste savant oblige, mais ça remue quand même ; vous chantiez ? Eh bien dansez, maintenant…
Manque alors, pour compléter le tableau vocal, ce que l’histoire écrit dans la mémoire – ou les mémoires —, à savoir le chant dit « traditionnel ». Beñat Achiary s’en charge, vertical en ce qu’il creuse inlassablement le sol natal (le Pays basque) et horizontal car il ouvre toujours, porté par l’accordéon (Philippe de Ezcurra) et les percussions (Ramon Lopez), de grands paysages d’émotion aérée.

Bruno Chevillon © H. Collon

Mais on n’écrit pas que du texte, on ne transcrit pas que la parole. Si jazz et improvisation sont intimement liés depuis toujours, comme d’autres musiques d’ailleurs, la portée est (de plus en plus ?) souvent la clef de tout… En témoignent cette année celles de Baptiste Trotignon, dont le grand talent de compositeur sensible éclate au grand jour avec le bel orchestre de « Share » (et, sur disque, de Suite…). Par ailleurs, personne n’ignore plus les portées – et la portée – de Steve Coleman et de ses Five Elements. Son inexorable mécanique conceptuelle ne saurait s’en passer ; les incantations de la chanteuse Jen Shyu donnent ici plus de chair à ce qui peut être perçu comme une démarche purement formelle.
Mais cette année, le mariage le plus harmonieux avec l’écriture musicale reste sans doute celui d’Yves Robert. Compositeur et tromboniste éternellement (ré)inventif et attentif, sensuel et spirituel, il reste impassible sous l’orage que déchaîne et apaise tour à tour Bruno Chevillon tandis que le plus atypique des batteurs, Cyril Atef, semble planer au-dessus de toutes les conventions, écrites ou pas…

Hélène Labarrière © H. Collon

Écrite, sans conteste, la musique de la jeune scène européenne (les conservatoires sont passés par là) l’est aussi en grande partie : Maurice Horsthuis avec ses cordes, Aymeric Descharrières avec sa puissante électro, Jean Louis avec ses explorations sonores – très sonores, même — et son cousin « White Light (où l’on retrouve Joachim Florent mais à la mode finlandaise), ou l’improbable instrumentation tuba/accordéon/violoncelle du trio Massot/Florizoone/Horbaczewski. Entre autres !
Pour finir sur une… note ambiguë, précisons que les ouvrages perpétuellement remis sur le métier de l’improvisation, tel celui d’Hélène Labarrière en solo, ne sont pas pour autant dénués de rapport avec l’écrit/écriture : la contrebassiste crée des passerelles constantes entre thèmes (voire chansons !) et échappées belles ; elle est aussi à l’aise et ardente sur l’une et l’autre rive. On y reviendra.

Cependant, au-delà et au gré des inspirations, tôt ou tard les musiciens en passent par l’inscrit. Qu’on les nomme tradition, hommage, filiation, école (et on sait bien que toute éducation est vouée à l’échec) ou style, ces inscriptions transparaissent avec le recul… ou sautent carrément aux yeux.
Voir la dévotion de Biréli Lagrène à l’égard de Django Reinhardt.
Voir l’hommage rendu par l’ensemble du pianiste Hervé Sellin aux big bands.
Voir la rafraîchissante réinvention du cirque en musique par les Nouveaux Nez d’Eric Longsworth
Voir la somptueuse relecture du répertoire classique proposée par le « Tryptic » Jean-Paul Celea/François Couturier/Daniel Humair.
Voir les standards inlassablement polis/policés par Brad Mehldau (qui suscite avec Jeff Ballard et Larry Grenadier l’enthousiasme des mélomanes nivernais). Car si le pianiste prouve avec son récent Highway Rider qu’il sait prendre la route, il aime surtout à se retrouver « chez lui » dans une tradition, et l’a amplement prouvé avec les livraisons successives de son Art of the Trio.
Voir encore ceux qui, à leur manière – moderne mais respectueuse – crient leur amour à leurs sources d’inspiration, au terreau du passé. Ne cherchent-ils pas, eux aussi, à se sentir chez eux ? Là où en jazz on parle de « standards », en rock on fait des « reprises. » Question de vocabulaire. Dans le rôle, saluons en l’occurrence l’I-Overdrive Trio de Philippe Gordiani, Rémi Gaudillat et Bruno Tocanne, et son poignant « Hommage à Syd Barrett ».
Et voir, malgré tout, les improvisateurs, car avec le temps, faisant fi des distinctions oiseuses et des contradictions apparentes, « l’impro » - libre, radicale, etc. - considérée comme écriture de l’instant est elle-même devenue une inscription. Qu’en penserait Hélène Labarrière ?
Aimer se retrouver chez soi, quoi de plus naturel, même pour les plus aventureux ? Ces questions restant provisoirement en suspens, contentons-nous de nous retrouver à Nevers en 2010, ce qui est déjà beaucoup.