Scènes

Jazz à la Villette 2010

Quel mélange que le programme de Jazz à la Villette ! Les jeunes, les anciens, les Américains, les Français, le jazz, la soul, le rap, le rock, la world, le slam… tout y est.


Quel mélange que le programme de Jazz à la Villette ! Les jeunes, les anciens, les Américains, les Français, le jazz, la soul, le rap, le rock, la world, le slam… tout y est. En treize jours on peut écouter David Murray à la Grande Halle, le poète urbain Anthony Joseph à l’Atelier du Plateau (près des Buttes-Chaumont), le père du rap Gil Scott-Heron, Stéphan Oliva et Paul Bley en solo à la Cité de la Musique, Napoleon Maddox dans un hommage à Nina Simone à la Dynamo de Banlieues Bleues ou encore Baptiste Trotignon jouer « Félix le Chat » dans « Jazz à la Villette for kids ». Ce festival est le reflet de la musique d’aujourd’hui : vivante, multiculturelle, transfrontalière.

Chucho Valdés © Fabrice Journo/Objec

Évidemment, des repères se dessinent dans cette programmation foisonnante : le piano, par exemple, y est très présent. C’est Chick Corea qui ouvre la danse, aux côtés de Roy Haynes et Miroslav Vitous dans le « Now He Sings, Now He Sobs Trio ». Chucho Valdés et Archie Shepp présentent un « Afro-Cuban Project », Eric Legnini et son « Afrojazzbeat » assurent la première partie de Stefano Di Battista, et enfin la Cité de la Musique accueille quatre grands solistes : Stefano Bollani, Gonzalo Rubalcaba, Stéphan Oliva et Paul Bley.

Now He Sings, Now He Sobs © Fabrice Journo/Objectif Jazz

De ces deux pianistes, on garde un souvenir enchanteur. Dans la magnifique salle de la Cité de la Musique où l’on entend, pour le meilleur et pour le pire, le moindre soupir, le premier n’a pas hésité à dire son admiration et sa dette à l’égard du second via une traversée de la musique de film noir. Hitchcock, Mankiewicz, De Palma… On revisite pendant une heure des musiques connues, entendues ici ou là, redécouvertes. Ce n’est ni sombre ni sinistre, c’est noir, à l’image des vêtements du pianiste et de son instrument. C’est habité aussi. De l’amour du cinéma et du piano à la fois. Oliva ne s’arrête jamais ; les notes forment et déforment des paysages, ménagent une juste place au silence, gravent leur relief dans le noir et blanc de la salle. Le toucher est fin, mesuré. La flèche atteint sa cible. Il termine par, en rappel, un hommage à Gene Tierney, reine du film noir, inoubliable dans Laura, d’Otto Preminger. Pas de trucage ni de démonstration, c’est un portrait de toute beauté.

Stéphan Oliva quitte la salle comme Paul Bley y entre : fidèle à lui-même. Pas de compromission ce soir, si ce n’est avec la musique. Deux en solo d’affilée, ça fait beaucoup ? Non, c’est parfait. Du haut de ses 78 ans et de sa canne blanche, Paul Bley met une bonne minute pour s’installer, mais une seconde à peine pour subjuguer son public. Quel contraste ! Quelle rapidité ! Ses mains irradient la jubilation. Vite, il faut s’amuser. Parce qu’il s’amuse, le grand Paul Bley. Avec une joie contagieuse qui laisse l’assistance bouche bée, il joue et déjoue les standards du siècle dernier, rebondit sur un « Monk’s Dream », dissèque un « Like Someone in Love » décalé, travestit un « Pent-Up House » inattendu. Puis repart, s’engouffre à nouveau dans des mélodies retravaillées, restructurées. Parfois, sur un coup de tête, il s’arrête, il en a assez : il disparaît dans son piano pour torturer les cordes. Parfois c’est plus insidieux : on croit reconnaître un standard et on se fait avoir – c’était son voisin. Ce ne sont plus des mélodies, c’est de la pâte à modeler ! Que ce soit Oliva ou Bley, chacun joue avec son propre répertoire et celui des autres comme un enfant s’amuse à reconstruire indéfiniment le même château de sable. Ce n’est jamais terminé… Et puis si, quand même : un rappel, et Paul Bley s’en va, avec indifférence et lenteur, comme si rien ne s’était passé.

Le piano d’abord, les mélanges ensuite. Jazz à la Villette reconfigure ses plateaux, ajoute des ingrédients – à déguster vivaces, de préférence. Au menu le même soir un big band de tambours, un autre de trompettes, un trio piano-contrebasse-batterie, un quintet avec trompette et clarinette, et un trio de trompettes. « C’est la fête à la trompette ! » lance Ibrahim Maalouf, organisateur de la soirée du 3 septembre [1]. Il a invité Dave Douglas indique l’affiche, mais aussi Batucada Zalindè et Trombamania, à savoir, respectivement, dix-huit percussionnistes femmes et cinq trompettistes hommes. Pour l’entrée en matière, tout ce monde s’ajoute à la basse de Benjamin Molinaro, la guitare de Nenad Gajin, les piano et Fender Rhodes de Franck Woeste, la contrebasse de Jérôme Regard, la batterie de Julien Charlet, la clarinette basse de Thomas Savy et, bien sûr, la trompette d’Ibrahim Maalouf. Dave Douglas n’est pas encore arrivé. Ils sont donc trente sur la scène. C’est vrai, c’est la fête. Il y a tellement de monde que Maalouf est obligé d’élargir ses gestes de chef d’orchestre. 1, 2, 3, c’est parti.

Ibrahim Maalouf © Fabrice Journo/Objec

C’est une déferlante funk, mais pas trop, rock, juste ce qu’il faut, et jazz, c’est-à-dire ouverte, joyeuse et métissée. Tout de suite, on s’enthousiasme. C’est la folie des grandeurs : les sons sont démultipliés, les caisses de résonance infinies. Maalouf est, à la trompette, un meneur discret – pour le moment – mais réussit à emporter la salle avec lui. Dès la fin du premier morceau, le public hurle son plaisir. Rythmes tribaux, couleurs orientales, chorus très jazzy ; le melting pot prend. À l’introduction massive succède le trio intimiste de Franck Woeste (Mathieu Chazarenc y remplace Julien Charlet à la batterie), bientôt rejoint par Dave Douglas, chapeau mou et salut bas. L’orientalisme de Maalouf disparaît pour laisser place à une musique hypnotique, tout en finesse et subtilité. À chaque morceau son plateau, à chaque plateau sa couleur. Dialogues Maalouf/Douglas avec, plus tard, échange de trompettes en prime : on rit à les voir s’imiter l’un l’autre ! Le son de Maalouf est lointain sur « Beyrouth 93 », chargé du souvenir d’une première visite, à 12 ans, juste après la guerre. Citation de Led Zeppelin, chant monodique, le morceau est schizophrénique, à l’image de sa ville. L’explosion survient – et on ne sait plus si l’on doit s’en réjouir. Batucada Zalindè et Trombamania remontent sur scène et la boucle est bouclée. Ou presque. Trois rappels plus tard, Médéric Collignon débarque en hurlant dans un mégaphone qu’il a son mot à dire. En effet, il l’a - à tel point que Maalouf rappelle gentiment en plein trio de trompettes avec Dave Douglas qu’il aimerait qu’on lui laisse un peu de place. Finalement, on l’a à la fois énormément et très peu entendu ce soir, Ibrahim Maalouf. D’une grandeur tout en retrait, il a orchestré avec brio et majesté une délicieuse soirée.

Du Dead Jazz des frères Belmondo à la Compagnie La Scabreuse, le troisième point névralgique de Jazz à la Villette semble consister à repousser indéfiniment l’annonce de la mort du jazz en se jouant avec autodérision de la fameuse formule de Frank Zappa : « Jazz is not dead, it just smells funny ». Pour un festival dont les places tournent la plupart du temps entre 20 et 30 euros, c’est amusant, en effet. « Jazz à la Villette for kids » n’est toutefois pas d’accord avec Zappa : pour 6 euros, on y entend à 11 ou 15 heures Elise Caron, Braka, Hélène Labarrière ou encore Stéphan Oliva, dont la magie ne cesse jamais d’opérer. Avec le Slumberland Band [2], il nous emporte cette fois dans l’univers de la bande dessinée et les aventures de Little Nemo (Winsor McCay) : monstres improbables, princesse absente et lits qui marchent, le petit Nemo finit toujours par se réveiller en sursaut, et les enfants par crier de contentement et/ou soulagement, en interrogeant du regard leurs parents pour vérifier que le danger est bien hors de portée. Rassurons-nous, il l’est. Le jazz n’est pas mort, s’il vous plaît.

par Raphaëlle Tchamitchian // Publié le 6 octobre 2010
P.-S. :


Le festival en images

[1Première partie : Portico Quartet.

[2François Raulin (p), Laurent Dehors (cl), Christophe Monniot (s), Sébastien Boisseau (cb).