Scènes

Jazzdor Berlin, un travail de pionnier

Jazzdor, festival européen, se déroule à Berlin et maintenant à Dresde.


© Ulla C. Binder

L’édition de cette année a offert un festival bien équilibré, un programme très cohérent dans son ensemble, avec beaucoup d’échanges entre les différentes régions et États concernés. Accomplir cela de façon continue est une tâche pertinente et importante. Et chaque année, la question se pose avec de plus en plus d’acuité de savoir pourquoi cela ne se fait pas à un niveau comparable et avec la même ouverture d’esprit, ailleurs en Europe !
Il s’agit toujours d’un travail de pionnier…

Début juin, c’est la période estivale de Jazzdor à Berlin et surtout la première semaine chaude de l’été dans la capitale allemande, à 80 km de la frontière polonaise. Jazzdor Berlin est le pendant du festival mère Jazzdor Strasbourg. Piloté et organisé par Philippe Ochem depuis plus de 15 ans, il fait partie d’un système cohérent de lieux, étendu aux villes de Dresde (Saxe) et Budapest (Hongrie), ce qui est unique en Europe. L’édition berlinoise a toujours associé des musiciens français à des musiciens allemands, tout en choisissant occasionnellement d’autres nationalités. L’une des principales caractéristiques de la programmation d’Ochem consiste à travailler avec un certain nombre de musiciens clés membres de galaxies changeantes, ouvrant de nouveaux territoires et exploitant des potentiels, des couleurs et des dynamiques dormantes.

Aki Takase, Louis Sclavis et Vincent Courtois © Ulla C. Binder

Commençons ce reportage par la fin : la conclusion de Jazzdor Berlin 2023 a été l’exemple même d’une soirée de concert - un modèle que pourraient donner les manuels, s’il en existait. Non seulement tout était juste et cohérent, mais chacune des trois représentations avait son charme particulier et sa propre magie, enchantant les sens, évoquant des esprits et offrant des expériences profondes.

Tout a commencé par une fabuleuse prestation d’Aki. Et quand on dit « Aki », on pense immédiatement « Takase ». On le sait, une performance d’Aki est tout sauf prévisible. On connaît sa façon toujours délicieuse de créer des liaisons entre les cultures et les styles. Elle sait s’imposer et diriger à sa manière, charmante et décidée. Le résultat est coloré, brillant, nerveux et plein de jolies fleurs et de moments bien choisis, en compagnie de deux hommes forts et profonds : Vincent Courtois au violoncelle et Louis Sclavis à la clarinette basse, qui lui ont tissé un tapis magique. Et oui, Aki a terminé par un geste d’un genre particulier : un petit hommage grandiose et profondément touchant à Sakamoto.

Théarpie de couple © Ulla C. Binder

Thérapie de Couple est un sextet franco-allemand créé à l’initiative d’un autre festival - Jazzahead ! - dirigé par le saxophoniste Daniel Erdmann et composé de Vincent Courtois (cello), Théo Ceccaldi (vln), Hélène Duret (cl), Robert Lucaciu (b) et Eva Klesse (d). Ce soir à Berlin (et auparavant à Brême), ils ont montré une volonté extrêmement forte et dynamique de jouer et ont ainsi marqué cette soirée d’une empreinte mémorable. Les exigences de Daniel Erdmann en matière de composition, combinées à son habileté particulière à unifier les six voix avec leurs forces respectives, ont donné lieu à une expérience sonore exaltante qui a été collectivement appréciée par l’auditoire. Le festival s’est ainsi achevé sur ce magnifique point d’orgue.

Comme si cela ne suffisait pas, la flûtiste française Naissam Jalal a offert plus qu’un simple interlude aux moments forts d’Aki Takase et du groupe « Thérapie de couple ». Avec son nouveau programme « Healing Rituals » et une étonnante formation contrebasse-violoncelle (Claude Tchamitchian et Clément Petit), elle a déclenché une véritable crise émotionnelle dans l’âme des auditeurs. Avec ses collègues profondément engagés, elle a conduit le public à travers des projections musicales rituelles, dans le sens de la musique curative d’Alice Coltrane, au long de zones de vibrations. Sa confiance intérieure et une grande paix de l’esprit alliées à sa puissance créative ont profondément transformé l’espace expérientiel. Les passages combinent magistralement les couleurs tonales et les rythmes subliminaux du Moyen-Orient et de l’Inde. L’interaction de son jeu de flûte (traversière et ney) avec la basse de Claude Tchamitchian et le jeu intense du violoncelle de Clément Petit, ainsi que l’intensité de la batterie de Zaza Desiderio, retenue magistrale et jeu de tambour synchronisé, étaient tout simplement d’une qualité onirique. C’est une musique dont nous avons besoin à une époque de surenchère bruyante, en temps de guerre et de conflit militaire. Le calme intérieur et l’attention avec lesquels Jalal a dirigé cette séance de spiritisme témoignent d’une grande maturité musicale. C’était aussi une façon nouvelle et extraordinaire de partager des choses personnelles avec le public.

La première partie prévue cette année était un exemple typique du modus operandi d’Ochem. Il avait donné carte blanche à la voix sauvage du basson, Sophie Bernado, qui devait présenter deux jokers, l’actrice et vocaliste Marie-Pascal Dubé et Pina Bettina Rücker, une artiste qui explore les sons de bols en verre de silicium. Nous étions nombreux à l’attendre avec impatience. Mais, mais, la tragédie a frappé Bernado dans son jeu passionné et vivant : une blessure à la main l’a obligée à faire une pause. Nous devrons donc attendre encore, toujours avec impatience, tout en lui souhaitant bon rétablissement.

L’un des membres de son groupe, le bassiste Joachim Florent, jouait dans la première partie de facto, au sein du groupe O.U.R.S du violoniste/mandoliniste Clément Janinet avec le saxophoniste Hugues Mayot et le percussionniste Emmanuel Scarpa à la batterie, au vibraphone et autres instruments de percussion, dont nous avons récemment chroniqué l’album Ornette Under The Repetitive Skies III. Le titre de cette publication contient une indication claire de la source et de la direction de la musique. En bref, il s’agit d’un flux très énergique de musique en constante progression, célébrant les voix, les couleurs et les caractères confluents du groupe, un élan constant vers l’avant.

Le deuxième groupe de la première soirée peut être considéré comme un groupe à haut potentiel inflammable. Il réunit Aymeric Avice (tr), Christophe Monniot (sax), Nguyen Lê (g), Jozef Dumoulin (kb), Bruno Chevillon (b) et Franck Vaillant (d). Se maintiendront-ils en équilibre ou embraseront-ils d’éventuelles forces volcaniques ? Le groupe s’est rassemblé autour de Christophe Monniot, saxophoniste orageux et plein de ressources, dans une division de travail claire, se nourrissant mutuellement de thèmes brillants et parfois plus sombres. C’est donc un cratère roulant et grondant, bouillonnant et tourbillonnant, crachant magnifiquement le feu, qui s’est formé.

Sylvain Rifflet © Ulla C. Binder

La deuxième soirée a été l’occasion d’une dramaturgie fructueuse, faite de contrastes marqués et d’un fil rouge à peine perceptible. Élodie Pasquier (cl) et Didier Ithursarry (acc), en quelque sorte un duo très français en termes d’instrumentation mais aussi de musique. Ils ont joué avec profondeur ; des arabesques vives mais aussi des nuages sonores s’échappaient de leurs instruments. C’était un voyage à travers les vallées profondes du passé jusqu’aux plateaux plus élevés de la sorcellerie sonore contemporaine étendue aux nuances mélancoliques. Le deuxième groupe, « Ostrakinda » du bassiste électrique Olivier Lété avec le trompettiste Aymeric Avice et le percussionniste Toma Gouband, était la combinaison la plus rude, la plus physique et la plus excentrique de la soirée et du festival. Le troisième groupe, un quartet composé des deux saxophonistes Sylvain Rifflet et Jon Irabagon avec le bassiste Sébastien Boisseau et le batteur Christophe Lavergne, a présenté son programme Rebellion(s) qui met en musique des discours célèbres et obsédants en termes de débit, de cadence et de rythme. Ceux de Paul Robeson, Jean Moulin, Olympe de Gouges, Greta Thunberg, Emma Gonzalez, André Malraux. Après le programme précédent, Perpetual Motion, c’est la deuxième collaboration de Rifflet avec le saxophoniste américain Jon Irabagon. Un concert magnifique avec d’excellents visuels : il devrait y avoir plus de projets de ce genre dans le jazz.

Richard Bonnet et Mike Ladd © Ulla C. Binder

Au début de la troisième soirée, une escouade puissante est entrée en scène avec une musique plus verbale : Mike Ladd a parlé sous le feu du guitariste Richard Bonnet et du pianiste François Raulin et sous l’impulsion du bassiste Bruno Chevillon et du batteur Tom Rainey. Les sons, les mots, les instruments rythmiques et la voix, en interaction intense, s’interpellent, s’amplifient, se soulignent et se mettent en valeur dans un enchevêtrement dynamique.

Le saxophoniste ténor Musina Ébobissé est un jeune musicien français très attaché à l’esprit de Jazzdor. Il a commencé ses études musicales à Strasbourg et les a poursuivies à Berlin. Aujourd’hui résident de Berlin, il a fait sa deuxième apparition à Jazzdor Berlin avec son quintet composé de musiciens berlinois de haut niveau : avec Olga Amelchenko à l’alto, le groupe dispose d’une solide ligne de cuivres renforcée par Igor Spallati à la contrebasse, le batteur bien connu et très demandé Moritz Baumgärtner et le Suédois Povel Widestrand, un improvisateur chevronné, au piano.

Musina Ebobisse et Olga Amelchenko © Ulla C. Binder

Le groupe a fourni une musique compacte et dévorante, d’une belle sonorité et d’une dynamique raffinée, alimentée par une énergie entraînante. Leur dernier album Engrams est sorti cette année sur le label Jazzdor.

Le début de la troisième soirée a été marqué par l’axe belgo-américain. Le jeune batteur Samuel Ber et l’expérimenté Jozef Dumoulin, claviériste vivant et travaillant à Paris, ont fait équipe avec le grand Tony Malaby. Ils ont opéré de manière complexe sur les marges, en mode suggestif, touchant sans les saisir ni les figer les formes émergentes et fuyantes et les sillons ascendants. Cette pièce qui tourne en rond a quelque chose d’une ombre insaisissable, et aurait mérité d’être jouée à la fin de la nuit, lorsque les choses commencent à s’effriter et à perdre leur substance.