Scènes

Münster Jazz, un festival bienveillant

Le festival combine audace et bienveillance.


Paal Nilssen-Love © Henning Bolte

Le festival international de jazz de Münster, qui a lieu tous les deux ans pendant trois jours, se caractérise par une grande continuité et une stabilité, grâce au soutien privilégié de la municipalité et à la passion inébranlable du directeur artistique Fritz Schmücker, qui combine deux vertus essentielles dans sa façon de gérer le festival : une grande indépendance dans sa façon de programmer et une confiance mutuelle entre le festival et son public - une question d’équilibre entre audace et bienveillance.

L’édition 2023 présentait 5 groupes d’Allemagne, 4 groupes internationaux avec des musiciens des États-Unis, d’Allemagne, des Pays-Bas, de France, de Norvège et d’Autriche, 3 groupes du Royaume-Uni et d’Écosse, 2 d’Autriche et 1 d’Israël, de France, de Norvège et de Belgique. J’ai assisté aux deuxième et troisième jours du festival, les 7 et 8 janvier. J’ai donc manqué par exemple le trio composé d’Aki Takase, Louis Sclavis et Han Bennink.

Coups de cœur

Eva Klesse, Andreas Lang, Ethan Iverson © Henning Bolte

Eva Klesse, la batteuse allemande, présente un nouveau trio composé du pianiste new-yorkais Ethan Iverson et du bassiste berlinois d’origine danoise Andreas Lang qui a immédiatement fait mouche : léger, avec de grands espaces et une dynamique rapide. Les cymbales s’agitent et sifflent, les toms sont frappés succinctement et la caisse claire avec précaution et parfois un clin d’œil à la grosse caisse. Iverson joue de manière très économe, créant une atmosphère particulière avec seulement quelques gestes pertinents. Il sait créer une belle clarté et une ambiance grave, un état aérien rafraîchissant, différent de beaucoup des trios actuels qui essaient de maximiser le piano. Iverson ajoute la sobriété à la beauté.

Louise Jallu (née en 1994), originaire de France, appartient à une nouvelle génération de musiciennes qui se fraient un chemin dans les domaines typiquement masculins de la musique, y compris certains instruments, et en dirigeant leurs propres ensembles. Elle le fait avec le tango et la maîtrise remarquable de son instrument clé, le bandonéon.

Louise Jallu © Henning Bolte

Avec son ensemble de cinq musiciens, composé d’un piano (Thibault Gomez), d’un violon (Mathias Levy), d’une guitare (Karsten Hochapfel) et d’une contrebasse (Arthur Hennebique), elle lance ses musiciens dans le feu des « tangomotions ». Un peu comme Charles Mingus, mais avec une assurance et un lâcher-prise heureux. Dans ce contexte, elle sait laisser de la place à ses collègues musiciens, conformément à la devise « il faut être deux pour danser le tango ». La question n’est pas de savoir si elle « innove » en matière de tango moderne tel que conçu par Piazzolla (né d’un mariage entre les anciennes traditions du tango, le jazz et la musique contemporaine) mais quelle est sa crédibilité lorsqu’elle joue sur le terrain de Piazzolla. En un clin d’œil, elle balaye le scepticisme de votre serviteur, qui a vécu le miracle Astor en direct à plusieurs reprises dans les années 1980. En fait, elle a la même présence que le maître et un don similaire pour faire briller les membres de son ensemble. Ce concert est peut-être la plus belle surprise du festival pour moi. Avec Jallu, cette forme de tradition afro-latine est de retour au cœur du jazz contemporain. Alors que Piazzolla a débuté avec le saxophoniste baryton Gerry Mulligan et qu’il a ensuite joué avec le vibraphoniste Gary Burton, Jallu s’est associée sur son dernier album Piazzolla 2021 avec un musicien hors du commun, le trompettiste/chanteur Médéric Collignon. Bien sûr, la musique de cette formation a un son et une ambiance différents des sources auxquelles Jallu a puisé, tout simplement parce que ces jeunes musicien.ne.s ont été et sont exposés à d’autres fréquences musicales contemporaines.

Transylvanian Folksongs par Lucian Ban, John Surman et Mat Maneri était une partie importante du volet folklorique de la dernière édition du Jazzfest Berlin en novembre. Comme je n’ai pas pu assister au concert qui se déroulait alors à la Kaiser-Wilhelm-Gedächtnis-Kirche, j’ai été heureux d’avoir une seconde chance à Münster.

John Surman © Henning Bolte

Il s’agit d’une re-création projetée des enregistrements et transcriptions « rétrojectifs » du compositeur Béla Bartók. Il ne fallait pas s’attendre à une version balkanisée du jazz. L’interaction entre John Surman, à la clarinette basse et au saxophone soprano, et Mat Maneri est marquée par une profonde compréhension mutuelle, un maillage et une convergence attentifs - une convergence non pas tempérée, mais davantage rubato, une lenteur attentive glissant le long des franges et des arêtes microtonales. Les deux musiciens créent ainsi une collaboration changeante entre des ressources profondes et le souffle de l’instant scénique, soutenue par le parterre d’allusions mélodiques et d’impulsions rythmiques décroissantes de Ban.
La musique vient de loin, depuis ses origines orales jusqu’aux réalités actuelles de l’expérience, en passant par l’enregistrement et la documentation de Bartók, jusqu’à la « lecture » et la recréation en direct. Mat Maneri et John Surman sont en pleine forme et Lucian Ban les fait rayonner, notamment dans le touchant « Violin Song ».

Tobias Wiklund © Henning Bolte

Comme pour Transylvanian Folksongs, le concert du quartet suédo-danois du cornettiste Tobias Wiklund (né en 1986) propose également une passerelle entre les origines du passé et la recherche d’une forme expressive active et vivante. Un musicien attiré par les possibilités sonores d’un instrument qui a connu son apogée dans le passé glorieux du jazz, il y a 100 ans, en particulier avec l’éclat de Louis Armstrong. Je découvre le jeu de Wiklund à Münster : c’est clairement le caractère direct et bavard du cornet qui attire ce jeune musicien suédois. Il est devenu évident que les deux se sont trouvés pour un saisissant nouveau chapitre.
Tout au long du concert, imprégné de son « Fabulierlust » — son amour et sa joie de raconter des histoires — il offre une fascinante alternance de paroles et de jeu d’instrument, en compagnie de ses amis musiciens, le pianiste Simon Toldam, le bassiste Lasse Mørck et le batteur Daniel Frederiksson. Wiklund, qui est connu pour s’en tenir strictement au jeu acoustique, a un talent indéniable pour élever les expériences de la vie quotidienne ou les mettre dans une perspective troublante (il s’accorderait bien avec Tom Waits ou Steven Bernstein). Bien qu’il puise dans un antique patrimoine, il ne sonne pas « vieux », daté ou rétro. Il répond aux besoins expressifs d’aujourd’hui et sa sophistication n’est pas outrageusement mise en valeur, mais utilisée finement et efficacement pour les besoins expressifs des pièces et des histoires ; un cadeau parfait pour le point final du festival.

Signe Emmeluth, Thomas Johansson © Henning Bolte

L’octette Circus du batteur norvégien Paal Nilssen-Love est lui aussi spectaculaire. Son style brut et libre, éprouvé au sein de groupes tels que The Thing et Atomic, s’associe de manière remarquable à des voix d’opéra, un riche arsenal percussif, des instruments brésiliens et d’autres instruments folkloriques - ce qui n’est pas surprenant vu sa coopération de longue date avec des musiciens brésiliens et éthiopiens. On y retrouve l’étonnante chanteuse Juliana Venter, originaire d’Afrique du Sud, qui vit et travaille en Norvège : une personnalité musicale dont la carrière couvre un éventail très large de styles et de disciplines vocales. La guitariste Oddrun Lilja est un choix évident dans la mesure où elle a récemment sorti un album regroupant des éléments issus de nombreuses cultures musicales du monde. Autre nouveauté dans un groupe de PNL : l’accordéon de Kalle Moberg. Thomas Johansson (tr), Signe Emmeluth (as) et Christian Meaas Svendsen (b) sont également des improvisateurs libres purs et durs qui collaborent depuis longtemps avec le batteur. La nouvelle venue est la violoncelliste norvégienne Marianne Baudouin Lie (née en 1974), une chambriste polyvalente et primée originaire de Trondheim (associée au conservatoire de cette ville).
Le groupe joue des mouvements tendus, faits de soupirs prolongés et de bruissements ascendants avant que tout ne se résorbe dans un climax tonitruant. Un spectacle coloré et captivant, à la hauteur du nom du groupe.

Des expériences de qualité

Luise Volkmann © Henning Bolte

La deuxième catégorie comprend des expériences de qualité au potentiel prometteur, à commencer par Été Large de Louise Volkmann. La saxophoniste Luise Volkmann (née en 1992) est une personnalité très dynamique, fonceuse et curieuse et une organisatrice très active. Elle a vécu au Natal (Brésil), à Copenhague (Danemark) et pendant trois ans a travaillé à Paris. Elle réside maintenant à Cologne (Allemagne) et fait partie du programme « NICA artist development » lié au Stadtgarten. Elle a reçu cette année le Westphalia Jazz Award et s’est produite au festival avec deux autres petits groupes et son ensemble Été Large, formé de treize musiciens.

Été Large évoque un tourbillon puissant de cascades qui se succèdent en vagues irrégulières. Il s’agit d’une technique de collage qui assemble des éclats et des fragments hétérogènes (faisant souvent référence aux mouvements de la fin des années 60 du siècle dernier) en de nouveaux ensembles divergents et convergents qui reflètent le line-up qui les crée. Cela se traduit par un grand enthousiasme, une dynamique de ping-pong et de sauts. L’agilité découplée et le mouvement multidirectionnel constituent l’objectif principal. Les cadres et les formats habituels sont secoués et en même temps célébrés sans rester figés. Tout se déroule selon l’adage « secouez-le et faites-en un joyeux bordel »… pour le moment. C’est aussi une forme de « musique d’action » qui m’a rappelé la scène d’ouverture de la pièce de Heiner Goebbels « Quand la montagne a changé d’habit », où tout à coup, de la course chaotique et croisée de chanteurs, émerge un ordre net et mystérieux.
L’approche et l’attaque de Volkmann renforcent l’engagement et la joie de jouer et accrochent inévitablement le public. En tout cas, elle a soulevé le public de Münster dans une grande tempête enthousiaste et a prouvé ainsi le pouvoir unificateur de sa musique. Je ne suis cependant pas aussi sûr de son caractère incisif et de son impact cathartique qui, pour moi, comptent beaucoup.

Other:Mother est une nouvelle formation de percussion électroacoustique venue de Vienne et formée par la batteuse Judith Schwarz. Ses partenaires sont Jul Dillier (tous deux jouent dans le groupe Chuffdrone) au piano préparé et Arthur Fussy au synthétiseur modulaire. Ils ont réuni de nouvelles possibilités et couleurs sonores, ont exploré de nouveaux territoires et ont captivé leur public sur cette route en expansion. Cette configuration nécessiterait un lieu spécial, une dramaturgie de l’éclairage et un laps de temps plus long pour construire ces « paysages percussifs » vibratoires aux tensions changeantes.

Dramaturgie et production du festival

Quelques mots sur Fritz Schmücker, le directeur et programmateur du festival : dans ses choix et son séquençage, le festival possède une dramaturgie particulière incarnée par Fritz Schmücker. Ses présentations de concerts expriment les heureuses découvertes de ses recherches musicales, toujours en mission pour son fidèle public. Ses allocutions ne sont pas les discours habituels, mais témoignent d’un lien plus profond et sérieux avec la musique et les musicien.ne.s.