Scènes

Jazzdor Strasbourg et trois qui font six

Trois autres jours de Jazzdor Strasbourg : le jazz est entre de bonnes mains


Le festival européen Jazzdor se déroule du 8 au 23 novembre. Cette année, les trois premiers jours et les journées des 18, 19 et 20 novembre font l’objet de compte rendus. L’équipe de Citizen Jazz s’est déplacée en force pour assister aux concerts étonnants inventés par Philippe Ochem. On y assiste souvent à des premières qui sont ensuite reprises dans le circuit français. Autant donc aller à la source.

No Tongues © Yann Bagot

Vendredi 18 Novembre

Le groupe nantais No Tongues, lauréat de Jazz Migration 2018, présentait l’un des derniers concerts du projet Les Voies du Monde, fondé sur des extraits vocaux de l’anthologie de musique du monde, Les Voix du Monde. Deux contrebassistes, deux soufflants. Vrombissements archaïques, stridences ciblées, chevauchements et camouflages hypnotiques dressent des terres de langages lointains, parcourus par une fantomatique faune sonore. Évoquant les battements de cœur d’un monde qui refuse sa disparition, le concert prend l’allure d’un rituel enthousiaste. Matthieu Prual nous rassure avant la fin du concert : « Pour vous permettre de passer une bonne fin de soirée, nous finirons avec deux pièces sur la mort ».

Au Fossé des Treize, l’ensemble Polymorphie présente sa nouvelle création, Claire Vénus. Marine Pellegrini lit et chante des fragments de littérature amoureuse : correspondance passionnée d’Anaïs Nin et Henry Miller, sonnets de Shakespeare, poésies de Leonard Cohen. Les mots sont soutenus par les compositions du saxophoniste et claviériste Romain Dugelay, entouré des brillances du tromboniste Bastien Ballaz, du jeu tranchant du batteur Léo Dumont et des foisonnances du guitariste Damien Cluzel. Une musique de ruptures et d’embrasements, où la ferveur collective et le bouillonnement rythmique sont ponctués de duos épurés aux lignes amoureuses.

Puis, c’est le concert du quartet Happy Hours mené par le batteur Christophe Marguet. La paire qu’il forme avec la contrebassiste Hélène Labarrière incarne un jazz riche d’héritage et de choix personnels, attisant un intense brasier rythmique et harmonique. Plus haut, le son chaleureux de Yoann Loustalot (trompette et bugle) trace des lignes élégantes, en dialogue avec les couleurs impressionnistes du pianiste Julien Touéry.

Samedi 19 Novembre

Une magnifique découverte au CEEAC : La Strizza. Concocté par le batteur Francesco Rees, un musicien du cru incontournable, ce cocktail pétillant est un bain de surprises dynamisé par le mélange des genres. Pop jouissive, explosions free, balades élégantes, unissons suspendus, montées psychédéliques, le plaisir des musiciens est contagieux. Les interventions brûlantes de clarinettiste suisse Lucien Dubuis s’associent aux lignes puissantes du guitariste basse Vincent Posty, le jeu limpide du guitariste Kalevi Uibo évoque la fraîcheur de Brian Wilson ou les accents cristallins de la musique nordique. Dans ce road trip effervescent, les titre des morceaux sont tout particulièrement savoureux : citons « Glam Koala », « Mouches » ou encore « Hybridation Fluorescente ».

Ensuite, le contrebassiste Jeremy Lirola se livrait pour la première fois à l’exercice émouvant du solo. Guidé par l’intense présence vibratoire de la contrebasse, le concert est une suite de cinq fragments, inspirés par les liens et les vibrations invisibles entre les choses, les gens, la nature. Par la répétition de lignes douces et raréfiées, le contrebassiste entre en dialogue avec ce qui l’entoure, le silence, l’autre. Un parcours musical sans artifice, profond et sincère, placé sous l’égide de Jean-François Jenny-Clark dont il interprète une composition : « Scott ».

Alexander Hawkins © Yann Bagot

Dans la salle du Fossé des Treize, le concert du pianiste anglais Alexander Hawkins débute la soirée. Chaque morceau s’ouvre sur une exposition aérée, en dialogue avec le silence, puis s’engouffre dans une inexorable mécanique de densification harmonique, de déconstruction et de multiplication rythmique, dynamisée par un jeu de main gauche percussif et ravageur. Les thèmes semblent entrer à pas de loup dans une immense forêt d’abstraction pour y subir une série de métamorphoses initiatiques. On reconnaît les plus grands arbres : les cimes d’Ellington, Cecil Taylor, Lenny Tristano percent la canopée sonore. Un labyrinthe polymorphe et imprévisible, porté par une érudition et une virtuosité étourdissante, qui peut sembler démonstrative. Pourtant, par la souplesse de ses distorsions et son dynamisme orchestral, la performance impressionne profondément.

Le piano à queue laisse la place à l’atelier-laboratoire de la formation néerlandaise HET O.M, l’Orchestre mécanicien. Sur scène, un brinquebalant attirail de mystérieuses machines bricolées : orgues de klaxon, mobiles sonores, caisses de gravier, hybrides sonores alimentés en air comprimé. La saxophoniste Elsa Van Der Linden et la claviériste Marta Warelis installent des tapis sonores faits d’interjections bruitistes et de fragments mélodiques aux matières sèches. Le guitariste Luc Ex lance des riffs bruts et énergiques et insuffle des pulses rythmiques aux accents de folk-rock expérimentale. Le théâtral maître d’œuvre Peter Zegveld, qui a conçu toutes les machines, s’agite en fond de scène derrière un établi mystérieux, d’où il lance de tonitruantes salves faites de frottements et de claquements métalliques, de soufflements et de vociférations. L’improvisation semble avoir une belle place dans cette jungle de cris d’objets, adoucie par le jeu économe et aérien des deux femmes sur scène.

Emile Parisien Quartet © Yann Bagot

Dimanche 17 novembre

Le quartet d’Émile Parisien interprète le répertoire de son dernier disque, Double Screening.
Il est question d’omniprésence d’écrans, de gouffres lumineux, de spams imprévisibles. Sur ce terrain où le virtuel dévore le temps, les quatre musiciens semblent s’être mis d’accord. Leur musique est une fascinante incantation du présent, un sacre du vivant. Un grand souffle a emporté toute étiquette de genre musical, on est emporté au cœur d’un maelstrom de force, d’intelligence, de beauté, de simplicité et de complexité qui déjoue toute attente.
Émile Parisien finit ce jour-là une tournée européenne de plusieurs semaines, au sein d’une formation exceptionnelle : il jouait aux côtés de l’immense Benny Golson. On lui laisse le dernier mot : « Jazz is in good hands. »