Scènes

Oslo Jazz, le festival généreux

Une créativité musicale exaltante pour le plus grand bonheur d’un public averti.


Alexander Hawkins © OsloJazz Festival

Cette trente-huitième édition festivalière a eu une grande popularité. Ici, le jazz est une institution nationale et bon nombre de compositions musicales rencontrent le succès auprès de la population locale, ce qui contraste fortement avec la France. Le directeur Øyvind Larsen a programmé une édition contrastée et originale, mêlant les artistes locaux et les figures tutélaires du jazz. A la fin de l’édition de ce Festival 2023 c’est Line Juul, productrice du Nasjonal Jazzscene depuis 2008, qui lui succède.

Oslo Jazz Festival - Sinnika Langeland Quintet Wind and Sun © Ying Chen

L’entrée en matière se fait de la plus belle des manières au musée Munch avec le quintet Wind and Sun de la chanteuse norvégienne Sinnika Langeland. Nous entrons de plain-pied dans les sonorités du Grand Nord. La particularité de cette formation est l’intégration du kantele, instrument traditionnel à cordes pincées originaire de Finlande, dont la chanteuse joue avec virtuosité. La musique monte progressivement en puissance ; la voix chaleureuse et grave de Sinnika Landeland contraste admirablement avec le kantele, orientant ainsi ses recherches harmoniques sur l’instrument qui fluctue entre une médiévalité sonore affirmée et une complexité harmonique d’un modernisme saisissant. Le public est concentré sur la présence charismatique de la chanteuse qui ferait presque oublier ses partenaires de choix. Bendik Hofseth au saxophone ténor, qui en quelques notes établit une atmosphère digne de Dexter Gordon. Le contre-chant exprimé par Mathias Eick à la trompette illumine la prestation : chacune de ses interventions magnifie la physionomie du groupe. La contrebasse de Mats Eilertsen s’immisce dans des introspections captivantes en lien avec Thomas Strønen qui, à travers ses recherches phoniques, démontre quel immense batteur il est.

Oslo Jazz Festival - OJKOS © Øystein Kind

Au Nasjonal Jazzscene, c’est l’évènement tant attendu lors du festival. Si la scène norvégienne a eu une histoire particulièrement riche, c’est entre autres dû au talent d’un homme qui décida d’y poser ses valises en 1964, l’incomparable musicien et orchestrateur de renom George Russell. Son apport au jazz est indéniable : dès les années 1940, il jouait sur les gammes modales plutôt que sur les gammes diatoniques et chromatiques. La célébration des 100 ans de la naissance de ce visionnaire ne pouvait pas se faire sans un hommage, et ce fut un concert renversant.

Les musicien.ne.s de OJKOS (Orchestre des compositeurs de jazz d’Oslo) ont habité cette prestation avec un rayonnement communicatif. L’œuvre proposée s’inspire de la période que George Russell a passée à Oslo et Stockholm, entre 1965 et 1972, et de son chef-d’œuvre théorique, The Lydian Chromatic Concept of Tonal Organization.

Le pianiste Helge Lien débute le concert avec « Trip to Kvitskriu-praestein » dans une scansion radieuse. La section de trombones (Magnus Murphy Joelson, Andreas Rotevatn et Johannes Fosse Solvang ) est majestueuse, et l’on y décèle l’empreinte de la modernité. La section de trompettes composée par Tancred Heyerdahl Husø, Richard Köster et Lyder Øvreås Røed brille particulièrement ; tout le sens du labeur de George Russell s’installe alors. « George’s on Pole » est éclatant, imprégné par le développement d’une palette sonore élaborée. « Fredelig aktivitet » est sublimé par la grâce de l’interprétation à la flûte d’Henriette Eilertsen qui en est également la compositrice.
C’est l’altiste Maria Dybbroe qui se fait remarquer avec « Navidnenie », bientôt rejointe par la puissance du ténor de Sigrid Aftret dans « Odyssé » avec un climat libertaire qui se propage du soprano de Camilla Hole, du baryton de Sol Léna-Schroll, du piano et de la guitare incisive d’Arne Martin Nybo.

Le public est médusé : le silence précédant l’ovation finale témoigne de la concentration et de la joie partagée

La formation est ovationnée. « Two Events for OJKOS » illustre parfaitement les recherches de George Russell sur les dynamiques et les formes géométriques, les contrastes sont saisissants, le tout emmené par la contrebasse du remarquable Alexander Hoholm. À la suite d’une intervention incisive du guitariste, le batteur Knutt Kvifte Nesheim envoie un solo déterminant ; il libère son énergie en terminant sur une posture humoristique qui conquiert la salle entière. Le concert se termine en apothéose avec la reprise magnifiée de George Russell, « Stratusphunk » : on n’aurait pu trouver meilleure conclusion. Le public est médusé : le silence précédant l’ovation finale témoigne de la concentration et de la joie partagée avec cet orchestre dont on souhaiterait qu’il puisse se produire sur d’autres festivals. Révélation absolue.

Amorcée avec des abstractions sonores dignes d’une kora, la prestation soliste d’Alexander Hawkins, toute en fluidité pianistique, s’orientera rapidement vers des notes tirant sur l’aigu. De brusques changements de tonalité ainsi qu’une profondeur sonore pertinente le conduiront dans des cycles répétitifs, en immersion avec un monde intérieur bouillonnant. Les lignes simples en octaves cohabitent avec des déflagrations tayloriennes et, au moment où tout semble se structurer, surgissent alors des échos ellingtoniens. Le pianiste aborde des zones géographiques où la rigueur nordique se superpose à l’hypnotisme du sud. Le final très énergique du deuxième set laisse bouche bée. Au final du quatrième set, un haut degré d’exigence se manifeste avec une main gauche qui régule des emportements extatiques. Ovation méritée.

Oslo Jazz Festival Henri Texier & Arild Andersen © Egil Austrheim

Que seraient nos vies sans poésie ? Les voix entremêlées d’Henri Texier et Arild Andersen font défiler des paysages chatoyants. Leur première rencontre était en 1968 au festival norvégien de Molde, mais c’est la première fois qu’ils se produisent ensemble sur scène. Une connivence parfaite, des soutiens réciproques lorsque l’un deux se lance dans un chant aérien, voilà de la belle ouvrage. Connaissez-vous beaucoup de contrebassistes qui arrivent à transfigurer « Ghost » ? La dévotion et l’émerveillement partagé se conjuguent dans la reprise de « Lonely Woman », féconde et intrépide. L’ovation finale rend un hommage sincère à ces deux hommes semblables à des marins ayant navigué sur des océans incertains et se retrouvant enfin à terre entourés de leurs amis.

Changement d’ambiance avec le trio énergique Elephant9 , dans l’espace exigu d’Herr Nilsen. Ståle Storløkken, Nikolai Hængsle et Torstein Lofthus ne font pas dans la dentelle, ici l’énergie brute est de mise. Les sons modulés à l’orgue, le Fender Rhodes retravaillé et la basse fuzz contribuent à introduire des réminiscences des années soixante-dix lorgnant parfois du côté de Soft Machine. Le batteur en particulier fait penser physiquement au jeu démonstratif de Robert Wyatt sur les premiers albums du groupe britannique. Les riffs et les solos sont structurés et n’empêchent aucunement le claviériste de se donner à fond : il captivera l’attention d’un jeune public souvent équipé de protections auditives. La révélation, c’est ce bassiste capable de tirer de son instrument des sons extrêmement captivants tout en assurant un soutien rythmique indéfectible. Quelques rares moments d’accalmie conduisent le batteur à jouer sur son tom basse pendant que l’orgue, en sourdine, explore des ambiances psychédéliques.

Oslo Jazz Festival - John Surman Quartet - Words Unspoken © Egil Austrheim

La venue de John Surman en compagnie de jeunes musiciens fait salle comble au Musée Munch. Tout démarre en douceur à la clarinette basse et subitement Rob Luft fait entendre sa science guitaristique contrastée ; les sons habités par l’écho et les coups de médiator clairvoyants le révèlent comme l’alter ego de John Surman. Le soutien du batteur Thomas Strønen, très prolifique dans ce festival, démontre comment les complexités rythmiques peuvent être subtilement gommées. Il tire de ses rythmes flexibles un message harmonique, véritable régal pour l’oreille. La place dévolue au vibraphoniste Rob Waring ne le conduit pas pas à des solos démonstratifs. Ce musicien originaire de New-York s’est établi à Oslo en 1981 et son ouverture d’esprit le fait passer régulièrement des orchestres symphoniques au jazz, comme on l’entend à travers les colorations astucieuses qu’il imprime au vibraphone. Il n’est pas simple de pouvoir innover après Gary Burton, mais il y parvient de manière convaincante. L’entrée en matière du saxophone baryton nous rappelle combien le phrasé de John Surman est immédiatement identifiable : il n’a rien perdu de sa superbe, sa maîtrise du souffle et son inventivité ne font qu’un. Par un style incomparable délivré au saxophone soprano la formation s’oriente vers des dialogues nuancés, l’absence de basse est alors suppléée par le jeu sans cesse renouvelé du vibraphoniste. Radieux et avec une forme physique qui force l’admiration, John Surman écrit une nouvelle page de son histoire.

L’exemplarité du Festival d’Oslo est à souligner : l’accueil bienveillant réservé au public de même que la diversité du programme artistique sont les fruits d’une tradition locale faite d’exigence mais aussi de l’implication de femmes et d’hommes avant tout chaleureux.