Scènes

Katowice Jazzart : We are all here

« We are all here » est le slogan de cette édition du festival polonais Jazzart, et pour cause.


Ce festival de Silésie s’est tenu malgré tout. Malgré l’afflux important de réfugiés ukrainiens, ou plutôt avec ces réfugiés. Le contexte très particulier et très visible - dans cette région proche de la frontière - de la guerre en cours en Ukraine, donnait à ce festival une force supplémentaire. Celle d’être en vie et de pouvoir en profiter, en musique.

La ville de Katowice est de taille moyenne et se situe entre Cracovie et Wrocław. De facture moderne, érigée au XIXe siècle principalement, elle tire en grande partie son existence de l’activité minière. Le festival, que programme Martyna van Niewland, se déroule au même moment que la foire du jazz à Brème et rares sont les professionnel.le.s à s’y rendre. On ne manque donc pas d’espace.

Ici, il n’y a pas la guerre. Ici, on accueille et on fournit du matériel


En arrivant depuis l’aéroport de Cracovie, on croise sur l’autoroute des convois qui filent vers l’Ukraine. Celui de pompiers allemands, des dizaines de véhicules de secours, des remorques de matériel. Celui d’ambulanciers militaires danois. Sur le tarmac de l’aéroport civil, de nombreux appareils militaires sont alignés, chargés, préparés. Ici, il n’y a pas la guerre. Ici, on accueille et on fournit du matériel. La Pologne, dès le premier jour, dès le premier missile, a été l’issue de secours prioritaire pour l’Ukraine.
Aussi, comme dans de nombreuses villes du pays, Katowice a pris sa part. Et dans une ville comme celle-ci, les espaces disponibles sont entre autres ceux du Katowice Miasto Ogrodów (La Cité des Jardins de Katowice).

Katowice Miasto Ogrodów

Cette superstructure culturelle est l’institution qui organise les évènements de la ville (cinéma, design, théâtre, musique, éducation, etc). Elle siège dans l’immense bâtiment de l’ère soviétique de 1979, le Palais de décembre, construit par le Comité provincial du Parti ouvrier unifié polonais. Puis le bâtiment a été affecté en 1983 à la culture, l’Orchestre Symphonique de la Radio Polonaise s’y installant. Enfin, depuis 2010, il abrite l’institution Katowice - Miasto Ogrodów, un théâtre, le club de jazz Hipnoza, une galerie d’art et d’autres larges espaces.

dans leurs bureaux, les équipes de l’institut culturel se sont serrées pour libérer des pièces à destination des Ukrainiens


Depuis le mois de février 2022, il sert de centre d’accueil pour les réfugiés ukrainiens tout en maintenant l’activité culturelle. Aussi, devant l’entrée stationnent des véhicules de secours et de police prêts à intervenir. A l’intérieur [1], des volontaires s’occupent des réfugiés, fournissent des soins, des vêtements, un lit, des douches et de la nourriture. C’est proprement ahurissant. Le groupe français Suzanne qui jouait au théâtre me confiait son désarroi de voir les loges des artistes mitoyennes des dortoirs des réfugiés.

Il faut reconnaître la force de l’institution d’avoir su transformer une galerie d’art en dortoir, une salle d’exposition en immense réserve de vêtements, etc., et de continuer à fonctionner. Même dans leurs bureaux, les équipes de l’institut culturel se sont serrées pour libérer des pièces à destination des Ukrainiens. Dans la ville, c’est pareil. Devant la gare, les réfugiés sont nourris, pris en charge. Certains restaurants affichent des pancartes qui proposent aux ukrainiens de manger gratuitement. Les drapeaux bleu-jaune flottent partout et, dans les rues, de nombreux véhicules immatriculés en Ukraine sont stationnés.
Or, cette situation déjà extraordinaire n’est que la queue de la comète. Le festival a lieu fin avril, la plupart des réfugiés sont retournés dans l’ouest de l’Ukraine ou sont allés ailleurs en Europe. On a peine à imaginer ce que cela devait être au mois de mars.

Alex Freiheit © Radek Kaźmierczak

C’est donc dans le même élan que le festival Katowice Jazzart a programmé des musicien.ne.s ukrainien.ne.s réfugié.e.s en Pologne : la pianiste Katherina Zyabluk en duo avec la vocaliste polonaise Natalia Kordiak et la poétesse Yuliya Musakovska.
Cette année, de plus, le festival Jazzart est partenaire du festival estonien Jazzkaar, sous le patronage de l’UNESCO, car Katowice est labellisée Ville créative de l’UNESCO dans le domaine de la musique depuis 2015.

Ne vous inquiétez pas !


Les concerts du festival se tiennent dans plusieurs lieux de la ville. Le centre culturel Drzwi Zwane Konlem (la Villa Kramstów qui date de 1876) présente le duo Wacław Zimpel (clarinette et électronique) dans le grand salon et la chanteuse performeuse Alex Freiheit dans le fumoir pour un set étiré, électro poétique (tout en polonais), devant une salle bien remplie d’un public de trentenaires. Une performance en douceur pour démarrer.
On file ensuite au club Hipnoza (qui se situe à l’étage du Palais de décembre), un très bel endroit qui fait bar/restaurant et club de jazz, au milieu duquel est planté au sol une immense trompette cuivrée de 4 mètres de haut. Immanquable.

Trio Suzanne © Radek Kaźmierczak

La salle est bien pleine et le trio Suzanne, en tournée Jazz Migration, va faire sensation avec ses musiques d’un folk nouveau. Dans la salle, Ray Brown Junior, le fils d’Ella Fitzgerald et de Ray Brown, est conquis par la musique de Suzanne. [2].
Le lendemain, une série portugaise-polonaise va occuper nos esprits. La grande salle du palais de décembre est bien trop grande pour ce genre de concert, aussi la scène est transformée en petite salle, aménagée habilement pour être au plus près des artistes.

Susana Santos Silva & Torbjörn Zetterberg © Radek Kaźmierczak

Les trois concerts vont s’y enchaîner, avec trois ambiances différentes mais toujours la même liberté de ton (de l’humour et du plaisir) et la même exigence musicale (du sérieux et de l’ascétisme). Le duo Susana Santos Silva (trompette) et Torbjörn Zetterberg (contrebasse) joue depuis plus de dix ans et présente la musique d’un nouveau disque. Susana maîtrise toujours sa fameuse vibration sinusoïdale et Torbjörn est toujours couché sur sa contrebasse, la musique est un souffle, le public écoute en silence, même entre les morceaux.

Szymon Gąsiorek © Radek Kaźmierczak

Sans transition, c’est le duo polonais Alfons Slik composé du batteur Szymon Gąsiorek et du claviériste Grzegorz Tarwid. Le duo pratique l’écriture automatique pour ses textes dadaïstes et propose une sorte de pop acidulée et décalée intitulée musique de mariage, mais dont le titre est « Ne vous inquiétez pas ! ». Beaucoup de thèmes à l’unisson, de vocoder et de bruits parasites, un mini happening sous forme de rap et une esthétique 80’s boule à facettes. Tout un programme.
La soirée se termine avec le groupe Impermanence de Susana Santos Silva, un groupe portuan membre du collectif Porta-Jazz. On y retrouve João Pedro Brandão au sax et à la flûte, Hugo Raro au piano et synthés, Marcos Cavaleiro à la batterie et de nouveau Torbjörn Zetterberg à la basse électrique.

Susana Santos Silva Impermanence © Radek Kaźmierczak

La couleur est riche, l’interaction fonctionne bien et, même si la consigne est de raccourcir les prises de parole à cause du timing serré du concert, on entend de belles propositions. Les compositions ont cet air nostalgique qui laisse accroire qu’on les connaît déjà, comme une musique universelle. Ce groupe met vraiment en valeur le jeu de la trompettiste et ses compositions. Avec un immense plaisir on écoute de nouveau la comptine de carrousel, la très belle composition « The Ocean Inside a Stone » titre éponyme du deuxième disque du groupe.

il faut prendre ça comme une grosse vague, se laisser retourner


Pour finir le festival, un grand concert au Pałac Młodzieży (le Palais de la Jeunesse) un immense complexe soviétique d’inspiration réaliste socialiste achevé en 1951 et qui, 70 ans plus tard, est l’une des grandes salles de spectacle de la ville. Là, le grand groupe du batteur norvégien Paal Nilssen-Love, le Large Unit, est venu exploser un mur de son au grand bonheur du public présent.

Paal Nilssen-Love Large Unit © Radek Kaźmierczak

Le groupe a foncé droit devant. Le guitariste funambule batave Terrie Ex était invité et, avec les autres, il a pris quelques soli bien trempés. Les associations entre pupitres fonctionnent bien, l’ensemble s’articule en sous-groupes, les rôles entre musicien.ne.s sont distribués au gré des compositions et du besoin. La saxophoniste baryton belge Hanne De Backer est grandiose et même si l’altiste habituelle Signe Emmeluth était remplacée par Julie Kjær, les passages de relais étaient parfaits.
La musique de Paal Nilssen-Love avec cet orchestre est roborative, rinçante et il faut prendre ça comme une grosse vague, se laisser retourner.
Le dernier concert est une installation vidéo électronique de l’artiste polonais Jędrzej Siwek à partir de la pièce de Claude Debussy « La Mer » dont il fait une longue composition à partir de samples, d’électronique, de theremin et autres ustensiles sur fond d’images projetées. L’ambiance de finis terrae est accentuée par l’emplacement, une salle située profondément sous le Palais de décembre, un endroit qui semble secret.

Cette onzième édition du festival Jazzart de Katowice a encore une fois montré la vitalité des musiques improvisées européennes, leur perméabilité culturelle, et ce dans un contexte inédit aux portes d’une guerre aussi absurde qu’atroce.
La notion de culture, d’art comme remède à la barbarie est concrète. Ensemble, les peuples se comprennent dans la musique, par la musique. Et les onze nationalités différentes parmi la trentaine de musicien.ne.s invité.e.s n’ont rien fait d’autre que se comprendre et échanger.

par Matthieu Jouan // Publié le 15 mai 2022

[1Toute la signalétique dans la ville est en ukrainien pour diriger les personnes vers les points de rencontre, certaines arrivant par train, par voiture, par car.

[2Ray Brown Jr. vivait en Ukraine avec son épouse et ils ont fui vers Budapest au début de la guerre. La directrice du festival les a conviés à Katowice pour la durée du festival.